10 - LE MYSTÉRIEUX CHEVAL SANS AME

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— T'es dans le coin ? demande Gustave qui élude directement ma question. Viens manger chez les parents.

— Non, je mens éhontément. Je suis à Paris.

— Et pourquoi tu me demandes un truc pareil ?

— Parce que je suis en train de trier les affaires de mamie, puisque personne n'a voulu m'aider à le faire lorsque j'ai demandé à son enterrement, tu te souviens ?

Gros silence à l'autre bout du fil. Bien sûr qu'il s'en souvient. Quelle bande de flemmards.

— Je ne retrouve pas son collier à trois rangées de perles, tu te rappelles de son collier ?

— Bien sûr que je m'en rappelle, bougonne-t-il, il était de sortie à chaque occasion, avec le rouge à lèvre fushia moche.

— Je suis outrée que tu te moques ainsi de mamie, dis-je pour le culpabiliser. Bon, tout ça pour dire que je me demande si elle ne l'a pas vendu. J'ai besoin de savoir si ça ne correspondrait pas aux sommes qu'elle nous a léguées de son vivant.

— Avec ce collier en toc ? Elle a du le bazarder.

— Gustave. Elle l'a porté à chaque fête de famille sans exception depuis 1976. Les photos l'attestent. Elle ne l'aurait pas bazardé. Si tu veux du donnant-donnant, il n'y a pas de problème. Elle m'a donné 20 000 euros. Et toi ?

— Pareil, marmonne-t-il.

— Ah bah voilà. C'était pas si compliqué.

— Ça correspond à ce que tu imaginais ?

— Je n'en sais rien, il faudrait que j'appelle tout le monde. Il n'y a rien d'étonnant à ce que nous ayons la même somme, nous sommes tous les deux ses petits enfants. Peut-être les parents ont-ils eu davantage ?

— Non. Pas les miens en tout cas. Tu n'en as pas parlé avec ton père ?

— Bah, tu sais, on ne se voit pas assez souvent pour soulever ces sujets là.

— Et ta sœur ? Elle a toujours été la chouchoute.

— 20 000 aussi. Elle était folle de joie, tu penses bien, avec les dettes du mariage, et tout...

— Parce que tu n'étais pas folle de joie, toi ?

— Tu rigoles ? Bien sûr que si !

— Tu as pu t'acheter ton trou à rat grâce à ça.

— Et tes frère et sœur à toi ? j'élude.

— Pareil. Tu as appelé Sacha ?

Je remercie intérieurement Gustave de m'avoir évité une dizaine de coups de fils. Et dire qu'il ne voulait rien me révéler lorsque je l'ai appelé. Gustave n'aime pas trop les secrets. Disons qu'il ne sait surtout pas les garder. J'appelle ma cousine Sacha dans la foulée, elle-même au courant de ce qu'a touché sa sœur et sa mère. Les sommes sont identiques. Un dernier appel à mon cousin Georges et je peux affirmer que chacun a touché cette même somme de 20 000 euros.

Ce qui, à nous tous, forme un sacré pactole. Avec lequel j'aurais pu payer mon appartement cash, maintenant que j'y pense. Ou une maison neuve dans le Limousin. Waouh.

Le notaire a été sympa de croire à mon mensonge. Même pour un collier à trois rangées de perles fines et quelques bijoux en or, pas sûre que mamie Colette aie pu en tirer plus de 200 000 euros. En revanche j'avais raison. Il s'agit d'une somme suffisante pour rénover le manoir, alors pourquoi ne pas l'avoir fait et attendu la fin de sa vie pour tout nous donner ? Ces sommes auraient bien aidé Sacha ou nos parents pour leurs mariages, nos études, que sais-je...

Je commence à croire de plus en plus que mamie n'a découvert la robe de Zélie que très récemment. Avant que la neige ne se mette à tout recouvrir, dans les quelques mois qui ont précédé son décès.

Mais dans ce cas, depuis combien de temps ce squelette est-il dans le jardin ? Je ne remercie pas la police d'avoir laissé tomber. On est pas dans une série américaine ici, ça c'est sûr.

Il faut que je trouve des papiers qui attestent la vente de ces perles. Lorsque je descends, j'entends Julie ouvrir et fermer les tiroirs du bureau. Je me rends dans sa « zone de fouille » pour savoir où elle en est.

— Nada ! me dit-elle, la tête enfouie dans le large tiroir du bureau en chêne massif. Et j'ai déjà fait tout ça !

Elle pointe du doigt le meuble à casier dans lequel mamie rangeait sa paperasse. Julie relève la tête et me fixe d'un regard profond.

— Elle avait peut-être honte. Elle a peut-être planqué ses papiers.

— Ou alors c'était du black ?

Nous nous regardons en chiens de faïence. Nous n'avons pas dix milles options devant nous. Je m'en vais fouiller la chambre de Colette. Le sacro-saint lieu où je n'avais jamais droit de mettre les pieds, sauf le dimanche matin. Je pouvais alors avoir un câlin dans les draps de ma grand-mère chérie, coincée entre le Jésus crucifié au dessus de la tête de lit et le portrait de Saint Antoine de Padoue sur le mur d'en face.

Je commence par la table de chevet et la coiffeuse, dans laquelle je déniche le fameux collier à trois rangées. Clairement du toc, je dois bien ça à Gustave. Il vaudrait mieux le planquer quelque part avant que ce dernier ne se rende compte que je lui ai servi un gros bobard. Je note au passage qu'il n'a même pas pris soin de demander des nouvelles de mon squelette, ce que je trouve vraiment impoli de sa part.

Je fouille ainsi méthodiquement la chambre à coucher pendant une heure, au bout de laquelle Julie débarque, ahurie, un livre à la main. Lorsque je vois son visage, je me dresse sur mes jambes comme un ressort et je hurle « Quoi ? ». Il y a comme d'un air d'exagération dans cette maison.

Elle me tend le roman ancien relié en tissu qu'elle tient dans la main.

— Regarde, me chuchote-t-elle comme si on pouvait nous entendre alors que nous sommes littéralement au milieu de nul part.

Je prends le petit roman avec le titre pressé à la dorure « Le mystérieux Cheval sans âme ». Pas de résumé en quatrième de couverture, rien de particulier.

— Le nom de l'auteur ! hurle-t-elle presque, à la limite de l'hystérie.

Z. Debiere.

Oh mon Dieu.

C'est à mon tour de hurler. Nous sommes complètement folles, hurlant comme si nous venions de découvrir le trésor de Willy le Borgne dans la grotte aux pirates. Finalement, heureusement que nous sommes au milieu de nul part.


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visuel : Henri Matisse, Nature morte aux livres et à la chandelle

La Licorne était borgneOù les histoires vivent. Découvrez maintenant