Chapitre 64 (Partie 3)

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Ludmilla mis un instant à retrouver contenance, elle était pâle comme un linge et son sang mit un long moment avant de colorer à nouveau ses joues. Quand Diana eut terminé son histoire, elle se décida à prendre la parole même si cela semblait lui coûter.

– Mon père était un commerçant de Circassie. Il était né dans une petite ville des contreforts du Caucase. Au cours de ces voyages, il avait rencontré ma mère alors qu'il achetait des étoffes de l'autre côté de la mer Noire, dans la région de Tabăra Orheiului en Moldavie. Elle était la fille d'un écrivain public qui arpentait les routes de son pays. Il allait de bourgs en villages, interrogeait les vieillards et consignait les légendes et les contes du terroir qu'ils lui rapportaient afin que les traditions orales ne se perdent pas. Il en était le dépositaire consciencieux et dévoué. Il savait leur importance, un peuple a besoin de racines pour croître. Lorsqu'elle fut assez âgée, il emmena sa fille avec lui pour parcourir les routes. Alors on peut dire qu'elle a appris bien des choses au cours de sa jeunesse !

Diana se pencha vers Ludmilla, toute ouïe.

– Mes parents tombèrent amoureux et maman suivit son mari dans son pays. C'est tout naturellement qu'elle continua là-bas la tâche que son père avait commencée en Moldavie.

Madame Bergman se leva. Elle tira de sous sa chemise une chaîne d'or à laquelle pendait une clef. Elle la détacha de son cou et avec, ouvrit une cassette marquetée de nacre, qu'elle sortit d'une armoire de cèdre du Liban. À l'intérieur, sur un coussin de velours rouge, un grand portefeuille de cuir vieilli apparut aux yeux de la jeune infirmière. Il lui paraissait rempli de promesses de réponses. Elle chiffonna entre ses doigts le tissu moiré de sa robe pour calmer son impatience et ne pas noyer son hôtesse sous les questions. Visiblement, elle aimait prendre son temps, mais Diana espérait que sa patience serait récompensée.

– Lorsque j'étais enfant, j'étais... intrépide. J'aimais courir, me bagarrer avec les garçons, faire toutes les bêtises possibles et imaginables. Le soir, ma mère essayait tant bien que mal de m'apprendre la mesure et la sagesse. En pure perte. Donc, comme cela ne marchait pas, en désespoir de cause, elle tenta de me faire peur pour que je sois un peu moins turbulente. Elle me racontait les histoires les plus horribles de son pays, de ce qui rodait au cœur des montagnes du Caucase si proches, et à l'entendre tout risquait d'arriver aux enfants désobéissants. Ils pouvaient être enlevés par la terrible Baba Yaga qui parcourait les bois dans son mortier magique, se servant de son pilon comme d'une perche à la recherche de chair fraîche à cuire dans son chaudron. S'ils ne faisaient pas leurs corvées, le domovoï et sa femme jetteraient aux garnements un pot sur le crâne et milles cauchemars hanteraient leurs nuits. S'ils s'approchaient de la forêt, le Lechi les perdrait en embrouillant les sentiers jusqu'à ce qu'ils tombent dans les griffes de l'Oupyr qui les tuerait en les vidant de leur sang. Le Vodianoï les entraînerait au fond des eaux et les noierait s'ils s'approchaient du lac... Tant de menaces. Tant de façons de mourir. J'aimais ces histoires, mais je n'y croyais pas. J'aimais avoir peur, mais je ne savais pas ce que signifiait vraiment ce mot. Pas avant cette nuit-là. Je venais tout juste d'avoir quatorze ans. Je m'étais disputée avec ma mère. Je lui avais dit des horreurs ce soir-là et j'avais fui la maison. Je voulais être libre. Je marchais dans les rues, sans but, seulement occupée à remâcher ma colère contre ma mère et ses superstitions stupides et ses livres plus stupides encore. C'est alors que je les ai vu attaquer la ville. Ils étaient une dizaine, flottant dans les brumes de la nuit. Quand ils ont franchi l'enceinte de bois qui entourait la cité, un silence surnaturel se répandit comme une chape de plomb sur nos têtes. Ils se nourrirent de chaque habitant, extirpant la vie de leur corps, sans un bruit. Moi, je me suis cachée au fond d'un puits, accrochée à la corde du seau, trempée et gelée, et j'étais terrorisée pour la première fois de ma vie. Au matin, je ne sais pas où j'ai pu trouver la force, mais je suis remonté, un centimètre après l'autre malgré la douleur, et je n'ai pu que constater que j'étais la seule à avoir survécu. Toutes les victimes, dont mes chers parents étaient desséchées et ils portaient des marques, comme si cinq lamproies les avaient mordus à la poitrine, les vidant jusqu'à leur dernière étincelle d'énergie. Cela vous dit quelque chose ?


Lamproie

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Lamproie

– C'est exactement ce qui est arrivé à ce soldat à Scutari, mais aussi à la famille d'un ami. Ces monstres ? Que sont-ils ?

– Ma chère amie, chez nous, on les appelle les strygoïs.

***

– D'après ce qui est écrit dans les notes de ma famille, ils seraient originaires de l'ancienne Dacie. Ils sont des âmes de mages maudits par un sabbat de sorcières, torturés et indignes de rejoindre l'au-delà. Ils parcourent l'est de l'Europe depuis au moins deux millénaires.

– La famille de mon ami vivait en France et il y a fort à parier qu'ils aient fait des victimes au quatre coins du monde. Je crois que quel que soit l'endroit où l'on vit, plus personne n'est en sécurité. Mais ils ne sont pas seuls, il y a d'autres... créatures avec eux, ayant d'étranges pouvoirs.

Ludmilla ouvrit le portefeuille et compulsa les feuillets à toute vitesse.

– Ce sont des êtres qui ont tendance à ne vivre qu'entre eux, les loups ne font pas équipe avec les ours généralement. La concurrence entre prédateurs voyez-vous ? Mais cela me rappelle quelque chose pourtant. Une minute. Voilà, dit-elle en tapotant une page en particulier. Ça, c'est intéressant. Il y a huit cent ans, une devineresse est venue de l'ouest et elle a amené avec elle toute une armée d'hérétiques. D'après elle, les dieux marchaient sur terre et on dit que des strygoïs l'accompagnaient entre autres. S'ils n'ont pas toujours été des monstres solitaires, nous pouvons peut-être trouver qui sont leurs amis. Dites m'en plus sur ce qui s'est passé en France Mrs Cabell.

Quand les loups se mangent entre euxOù les histoires vivent. Découvrez maintenant