Chapitre 65

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Lorsqu'Arcas lut la lettre de Diana. Il fut ballotté comme un bateau ivre sur des flots de sentiments agités.

Premièrement, il ressentit de la joie. Ne pas recevoir des bouts de corps flottant dans du formol était indéniablement un soulagement. Son estomac ne se serait pas remis d'un nouveau "cadeau" de ce genre.

Deuxièmement, la colère l'envahit. En l'espace d'une semaine Diana avait été insultée, maltraitée, mise à la porte de son travail et jetée sans protection dans les rues d'Istanbul, pour finalement être menacée d'une arme.

Troisièmement de l'incrédulité. Est-ce qu'elle venait de livrer leurs secrets, à une parfaite inconnue en échange de quoi, un recueil de contes de fées ? Et c'était lui l'inconscient ! Plus il apprenait à la connaître plus il était certain d'une chose : cette femme était dangereusement téméraire, ce qui allait finir par le rendre fou d'angoisse. Elle avait beau lui dire qu'elle faisait confiance en cette Ludmilla, il se demandait s'il pouvait confier la sécurité des siens à quelqu'un que Diana "sentait bien". D'où tenait-elle cette expression ? De Jimmy ?

Quatrièmement, il ne pouvait pas s'en empêcher, il éprouvait des élans d'amour absolu. Voilà que cela le reprenait, il allait de nouveaux se comporter comme un adolescent enamouré ! Mais si elle agissait de manière si imprudente, c'était pour l'aider. En somme elle était folle de lui. C'était un constat. Il y aurait bien d'autres explications, mais il préférait les glisser sous le tapis. Il voulait savourer quitte à s'aveugler. Mais il allait tout de même demander à Brogan de faire mener une enquête sur cette madame Bergman pour s'assurer qu'elle et sa famille étaient des gens de confiance.

Cela tombait bien, l'envoyé de l'irlandais arrivait à l'instant. Harispe, tentant de se réchauffer en buvant une tasse de café sur un muret sous les rayons chiches du soleil, le voyait s'approcher à grands pas. Azad se dirigeait droit vers sa tente, il connaissait le chemin depuis le temps. Arcas, rangea sa lettre et alla le saluer. Il avait hâte d'avoir des nouvelles d'Angleterre.

À peine avait-il eu le temps d'échanger trois mots avec le messager, que Harispe se faisait apostropher par le colonel Darmain.

– Par le ciel ! Êtes-vous un membre de l'état-major ? Vous recevez plus de courriers qu'un ministre !

Arcas lui offrit un sourire qui a défaut d'être chaleureux, permettait au moins de se rendre compte du parfait état de sa dentition.

– Au lieu de bailler aux corneilles, venez donc au champ de tir montrer ce que vous valez avec un fusil à la piétaille. L'honneur des officiers est en jeu.

– Je ne suis pas forcément le meilleur choix, je suis bien plus doué avec un couteau.

Darmain pâlit quand il le vit sortir sa dague de sa botte.

– Je pense que vous avez besoin de vous entraîner aux armes à feux dans ce cas, nous ne sommes plus au Moyen-âge, se permit-il de déclarer avec un ton bravache. Il était loin de se sentir aussi courageux qu'il s'en donnait l'air mais il n'allait pas perdre la face devant ces hommes à cause de ce bellâtre mal coiffé.

– Azad, tu restes dans le coin un moment ? Demanda Arcas.

– Oui monsieur, mon bateau ne part que dans plusieurs heures.

– Parfait. Il y a du café sur le poêle, si tu en veux. Il est infect mais au moins, il est chaud.

Arcas alla chercher son fusil flambant neuf, dont il ne s'était servi qu'une fois depuis son arrivée en Crimée et Darmain tenta de se maintenir à sa hauteur alors qu'il parcourait à grandes enjambées souples la distance qui les séparait du champ de tir.

Il y avait là quelques soldats, une trentaine tout au plus, qui patientaient en discutant. Il connaissait la plupart d'entre eux et s'entendait bien avec la majorité. À une exception notable : Blanchard, un caporal qui lui faisait diablement penser à Michel Desnos, Sourire pour les intimes, l'espèce d'ordure qui s'était donnée pour but de faire un enfer de la vie de sa sœur et lui alors qu'ils vivaient dans le Lot. Autant dire qu'il ne partait pas avec les bonnes cartes pour que Harispe lui accorde son amitié, il aurait été plutôt tenté de lui planter vingt centimètres de bon acier dans la couenne, histoire de lui faire passer l'envie d'afficher cet air suffisant.

Sur la plaine saccagée par les sabots des chevaux, les marches cadencées des soldats et labourée par les boulets de canons, on avait installé des cibles sur des bottes de paille, des boîtes de conserve désormais vides sur des troncs d'arbres arrachés où des reliques de bouteilles de vin sur des caisses éventrées.

Darmain fit aligner une dizaine de soldats grommelant : ne pouvait-on pas profiter d'une journée sans coup de feu ! Le colonel leur ordonna de tirer, de recharger et de tirer à nouveau, le but n'étant pas vraiment de viser juste, mais d'agir vite.

On ne pouvait pas utiliser ces nouveaux fusils Minié sans un entraînement poussé, car ces fusils se chargeaient par le canon, ce qui demande une certaine dextérité. Les cartouches ressemblaient à de petites papillotes. Elles étaient faites de papier huilé particulièrement épais, il fallait qu'elles résistent aux transports dans les besaces des militaires, elles contenaient la poudre et la balle rayée en forme d'ogive, une nouveauté qui permettait de tirer plus loin et plus juste. Le soldat devait déchirer la papillote avec les dents puis verser la poudre qu'il n'avait pas avalée dans le canon, introduire la balle à la suite, tasser le tout avec la baguette, tout cela sous le feu ennemi. Ensuite, il devait retourner l'arme et placer une capsule à percussion. Le plus vite possible, il devait viser sa cible et tenter de l'atteindre, avant de se prendre en pleine figure une vague de chaleur brûlante puis une fumée grasse et irritante qui brûlait les yeux. Un bon soldat se devait d'ignorer sa douleur et joyeusement reprendre ce manège dans l'espoir de ne pas se faire toucher avant la fin de la bataille.

Rapidement, les groupes auxquels se mêlaient quelques officiers, se succédaient, améliorant progressivement la cadence. Mais il fallait se rendre à l'évidence, la précision des tirs n'était pas au rendez-vous.

Pour détendre l'atmosphère le colonel décida donc d'un concours. Arcas se rappela celui auquel il avait dû participer à bord du Menelas. Seulement ici, il ne s'agissait pas d'une épreuve de force. Et il n'avait pas menti en disant qu'il était bien meilleur au couteau. Cassandre avait plus d'une fois rabattu son orgueil de jeune mâle en le battant à plat de couture.

En premier lieu et en prenant leur temps Darmain demanda aux hommes d'atteindre une cible à cent mètres, la moitié du groupe échoua. Pour le jeune baron, ce ne fut pas bien difficile, il n'était pas si mauvais que cela. À deux cent mètres, cinq autres échouèrent. Les choses se déroulèrent ainsi de suite jusqu'à la dernière cible, une boite de métal, posée à cinq cent mètres. Évidemment, Blanchard était toujours dans la course, jetant son talent à la face de ses camarades moins habiles mais assez surprenamment Arcas aussi avait réussi à tenir bon. En fait il n'était pas mauvais du tout, Cassandre était seulement meilleure que lui. Il dut donc se mesurer au caporal, mais après une dizaine de tirs supplémentaire, Darmain décida que les deux hommes étaient ex æquo et que tout cela avait suffisamment duré.

Harispe aurait bien aimé lui clouer définitivement le bec, mais le gus avait un certain talent. Et si l'aristocrate était finalement prêt à partager les lauriers, histoire de passer à autre chose (il avait du courrier à lire et des lettres à rédiger), ce n'était pas le cas de Blanchard qui voulait une victoire

Or, là-bas, à huit cent mètre, devant ces fourrés malingres, il y avait une silhouette qui traînait à quatre pattes, la queue basse à la recherche de sa pitance.

– Je suis sûr que je touche ce clébard en pleine tête, monseigneur le richard !

Arcas se tourna vers lui et incrédule, il le vit charger son fusil, l'épauler... mais avant qu'il ne puisse tirer, Harispe s'était jeter sur lui et envoya une droite en pleine face qui le fit valdinguer sur plusieurs mètres.

– Si je vois qui que ce soit tirer sur cet animal... je l'égorge !

– Calmez-vous lieutenant ! S'exclama Darmain. Il n'y pas mort d'homme.

– Pas encore, mais ça peut venir.

Arcas chercha des yeux le chien, avec dans l'idée de le mettre à l'abri, mais la pauvre bête avait disparue.

Quand les loups se mangent entre euxOù les histoires vivent. Découvrez maintenant