Chapitre 40

1.3K 283 37
                                    

Assis sur une chaise de style Louis XVI qui n'avait pas été pensée pour supporter un tel gabarit, les noms des gardiens des enfers sautaient aux yeux de Joshua qui les entourait sur les listes à grands coups rageurs de crayon rouge.

– Aello, Nessus, Mégère, Geryon, Minos... Classique. Mais pour cette affaire en Italie, voilà Paolo Malatesta, un des Damnés du second cercle, un amant maudit qui avec sa belle Francesca da Rimini est condamné à être emporté par un tourbillon sans fin. Peut-être les hommes en noirs ont-ils commis tant de crimes que les noms des seuls gardiens ne suffisaient pas ? En tous cas notre usurpateur semble avoir un curieux sens de l'humour.

– Il ne devrait pas être si compliqué de demander une description physique de cet Alecto en Saxe. C'est encore récent après tout. Ensuite, il nous faudra remonter la piste. Peut-être est-il italien ? Proposa Aidan.

– Je dirais que dans tous les cas, il a une certaine culture.

Sur cette entrefaite, Gaëlle rentra dans le bureau sans même prendre la peine de toquer. Elle sursauta en voyant Joshua qui se dressa comme un ressort avant de s'incliner galamment devant elle.

– Lord Blake. Quelle surprise !

– Ravi de vous revoir Miss Shaw.

Ils échangèrent les courtoisies d'usage, sous le regard amusé d'Aidan, qui voyait bien la moue de Gaëlle qui semblait hésiter entre sa politesse naturelle et son indignation devant cet homme qui avait laissé son amie Cassandre se morfondre à Churbedley.

Brogan, toujours bien installé sur son fauteuil, décida de mettre fin à son calvaire idéologique.

– Tu aurais pu frapper avant d'entrer, on n'est pas dans un moulin ici. Je travaille, tu t'en rends compte. Mais finalement, tu tombes bien, je voulais te prévenir qu'à partir de maintenant nous utiliserons un coursier pour communiquer avec lady Blake.

Devant son air intrigué, il lui expliqua rapidement de quoi il retournait

– Espionnés ! Mais c'est immonde, c'est révoltant. N'ont-ils aucun respect pour la vie privée ?

– Rouquine ! Ils n'en ont même pas de la vie. Alors notre intimité ! Tu te doutes bien que fouiller dans nos lettres ne les empêchera pas de dormir. Quoiqu'il en soit notre coursier partira pour le Gloucestershire cet après-midi.

– Un moment. Je reviens !

Elle les planta là sans plus d'explications.

Joshua lança un regard scandalisé à Brogan.

– Tu as l'air de l'oublier mais Miss Shaw est une dame.

– Oh pitié, elle m'a vu courir tout nu dans notre jardin.

– Et c'est moi qu'on traite de sauvage !

Un silence gênant s'installa. Ils se retrouvèrent l'un en face l'autre en chien de faïence. Soudainement, le bois de la chaise de Joshua claqua comme un coup de carabine, ce qui fit violemment sursauter son propriétaire.

– Oh pitié ! Mais de toutes les chaises dans cette pièce, tu étais obligé de prendre celle-là, c'est un meuble pour dame justement pas pour un ours dans ton genre.

Joshua se leva à nouveau, mais oubliées les bonnes manières. Il commençait à fulminer et Aidan se mit à craindre que la délicate et exotique décoration de son bureau ne survive pas à une colère de son trop bouillonnant ami.

Il poussa un soupir de soulagement quand Gaëlle revint les bras chargés de calepins et de pochettes, apportant un peu de sa sérénité toute féminine avec elle. Elle ne se rendit absolument pas compte de la tension entre les deux hommes. Elle posa son matériel devant eux et sortit quelques photos d'Arcas, et plusieurs dessins.

– Il va falloir que j'emballe quelques petites choses pour ce coursier. Je n'ai plus besoin de ces photos-là, elles feront plaisir à Cassandre je pense. Je veux qu'elle me donne son avis sur ces esquisses que j'ai faites pour le portrait du baron.

– Impressionnant, très expressif.

Joshua feuilleta son travail et finit par découvrir un croquis d'Arcas debout derrière sa jumelle.

– J'ai essayé de la dessiner de mémoire.

– C'est pas mal du tout Gaëlle, s'enthousiasma Aidan.

– Oui, confirma Joshua. Mais... ses yeux sont plus grands, sa bouche plus ourlée et sa taille plus fine. Il la mima en réunissant ses doigts en cercle. Je peux en faire le tour comme ça.

– Tu m'en diras tant, fit remarquer narquoisement Brogan.

Le géant s'agita sur ses pieds comme s'il venait d'être pris en flagrant délit.

– Je dois m'en aller, bafouilla-il brusquement.

– Ne sois pas ridicule, tu devrais au moins déjeuner avec nous, il faut bien que tu te nourrisses un peu. Widiarta nous a préparé un délicieux repas et ma tante sera ravie de te voir. Nous avons la meilleure compagnie de Londres à Theobald's Road. Tu ne vas pas priver ces dames de la présence d'un parfait gentleman, tu l'as dit toi-même, je ne suis qu'un sauvage.

– Non merci. J'ai un rendez-vous de prévu, j'étais juste passé te saluer au départ. Je me suis bien trop éternisé. Je reviendrai bientôt, je te le promets. Miss Shaw ce fut un plaisir de vous voir comme toujours. Ces esquisses sont très belles, je suis certain qu'elles plairont beaucoup à ma femme. Présentez mes hommages à tante Honorine.

Il quitta la maison comme s'il avait le diable aux trousses.

– Je ne comprendrais jamais cet homme, marmonna Gaëlle. Je ne vois pas ce qu'il pourrait avoir de si important à faire, qu'il ne puisse repousser pour passer un peu de temps avec son meilleur ami. Tu es toujours son meilleur ami ? Non ?

– La question n'est pas ce qu'il a à faire, mais ce qu'il devait fuir, dit-il en poussant vers elle le croquis de Cassandre.

– Il la déteste à ce point ?

– Voyons Gaëlle ! Pour une artiste tu n'es pas très observatrice ! Que disait Shakespeare dans Hamlet. "La dame proteste trop, ce me semble".

– Lord Blake n'a rien d'une duchesse.

Aidan se mit à rire avant de reprendre son sérieux sous le regard impérieux de Gaëlle. Il semblerait qu'elle ne lui avait toujours pas pardonné sa réflexion sur ses manières campagnardes

– Je dis seulement qu'il a beau démentir, je pense qu'il est beaucoup plus attaché à sa femme qu'il ne le voudrait.

– C'est bien joli, mais s'il est loin d'elle à quoi cela sert-il ?

– À rien. Mais je vais travailler sur cette idée.

– Pauvres de nous.

Quand les loups se mangent entre euxOù les histoires vivent. Découvrez maintenant