Chapitre 53 (Partie 1) - Garden Party

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Lorsque l'on voulait se donner des airs de respectabilité rien n'était plus efficace que d'acquérir une demeure campagnarde. Maître Davies avait eu la chance de dénicher pour une somme modique (être notaire offraient quelques avantages), une élégante gentilhommière située à une heure de bonne route de Londres.

Il l'avait décorée avec des meubles de prix toujours acquis grâce aux privilèges de son métier. Dans certaines successions les héritiers préfèrent se séparer d'objets que de payer un notaire en espèces sonnantes et trébuchantes. Cela lui convenait, il suffisait d'avoir l'œil. Et il l'avait.

Aujourd'hui il pouvait recevoir un richissime homme d'affaires tel qu'Aidan Brogan sans avoir à rougir.

Lorsqu'il l'accueillit, dans l'entrée de sa demeure, il nota avec plaisir le regard appréciateur du jeune homme sur le grand vase bleu en porcelaine de Sèvres. Il était du plus bel effet sur le marbre d'une console louis XV. Brogan était accompagné de sa charmante tante Honorine une dame pétillante et habillée avec une élégance discrète et la ravissante Miss Shaw qui portait un châle de cachemire qui devait coûter une petite fortune.

Comme elle lui avait affirmé lors de sa visite dans son étude, cette dernière n'était pas fiancée à l'homme d'affaires. D'après sa petite enquête, on parlait d'une union avec le frère militaire de Mr Brogan. Une union qui, s'il avait été le père de cette demoiselle, il aurait fortement désapprouvé. Ce Nathan était disait-on un jeune homme séduisant, le genre de jeune personne apprécié dans n'importe quel événement mondain, mais il s'agissait aussi d'un panier percé. Et à son humble avis, un peu de charme ne valait pas de passer sa vie entière à vivre à crédit.

Mais qu'importe, sans obligation envers la trop jolie rousse, Mister Brogan avait tout le loisir de succomber aux charmes de sa chère fille : Griselda. Aujourd'hui, dans sa robe à motif écossais rouge, elle était le plus ravissant ornement de cette petite fête champêtre. Par chance, le temps était clément et cette journée se présentait sous les meilleurs augures. Lorsqu'il avait invité Miss Shaw et "ses amis" cela avait été une improvisation totale. Une idée subite. Un éclair de génie pur. Il avait été bien embêté cependant lorsqu'il avait fallu trouver des invités pour remplir cette garden-party organisée au dernier moment. Finalement il avait réussi à trouver un nombre suffisant de convives, même s'ils n'étaient sans doute pas tous de la qualité de ceux que fréquentait habituellement un homme de l'entre-gens de Mr Brogan. Il était reçu par des ministres et était disait-on le meilleur ami de lord Blake, futur comte Bronson, le dernier membre de l'une des plus anciennes familles d'Angleterre. Bien qu'incontestablement prestigieux, à titre personnel il préférerait ne pas avoir à frayer avec ce personnage. Il l'avait croisé lors d'une promenade avec Griselda à Hide Park et il avait été affreusement choqué par son apparence et son air arrogant si ce n'est carrément suffisant. Or, quand on avait une mère pareille, on apprenait à se montrer modeste, pas que sa folie le dérange, toute famille avait son toqué de service. Non. Mais il y avait des rumeurs sur l'ascendance de la comtesse Noémie.

Maître Davies devait s'interdire de penser à ce genre de chose. Il ne devait pas faire de bévues, or insulter le meilleur ami de son hôte de marque en serait indéniablement une.

Il cadenassa donc cette information et tel un maître de cérémonie précéda ses convives. Dans le jardin où avaient été dressés deux chapiteaux de toile blanche, il leur présenta sa fille que Miss Shaw avait déjà rencontrée et qui offrit à Monsieur Brogan un sourire qui fit fondre le cœur de père de Maître Davies et qui, il en était certain, ferait naître dans celui du jeune homme de tendres sentiments.

Si ce n'était pas le cas cependant, il comptait tout de même tirer avantage de cette journée. S'il réussissait à obtenir que l'homme d'affaires devienne son client, l'avenir de son étude était assuré.

Pour cette raison et pour qu'aucun concurrent ne vienne chasser dans son pré carré, il n'avait invité que Maître Cotton pour représenter avec lui la noble profession de notaire. Cet homme avait pris sa retraite il y a quelques années et ne représentait par conséquent aucune menace, les autres visiteurs étaient issus du commerce ou étaient rentiers. Il y avait aussi deux avocats et leurs épouses.

Il promena sur l'assistance le regard satisfait. Sa petite, en parfaite hôtesse, le bras glissé sous celui de Brogan qui se penchait vers elle comme pour entendre ses confidences, passait de groupes en groupes afin de faire les présentations. Il était un homme heureux, il voyait déjà se déployer devant lui des perspectives mirifiques.

***

Aidan était au supplice. Dans quoi Gaëlle l'avait-elle embarqué ? Il s'était résolu à ne répondre à cette invitation que pour faire plaisir à sa tante et enterrer la hache de guerre avec cette agaçante rouquine mais à aucun moment il n'avait signé pour être soumis à la torture.

Cette... créature avait fondu sur lui comme un vampire aux dents aiguisées. Miss Davies lui avait alors agrippé le bras qui jusqu'alors soutenait tante Honorine et s'y était amarré, projetant la vieille dame en arrière. Gaëlle eut la présence d'esprit de la saisir à bras le corps, évitant la chute de peu. Il s'apprêtait à reprocher vertement à cette Griselda, ses manières indélicates quand, complètement aveugle à l'incident qu'elle avait failli provoquer, elle l'entraîna dans une succession de présentations. Or comme on le lui avait spécifié, cette fille était un petit... non... un minuscule pot à tabac. Il se tenait arqué sur le côté puisqu'elle lui tirait sur le bras et y pesait de tout son poids, si bien que tout le monde allait finir par le croire difforme. Et chose que ne lui avait pas précisé Gaëlle, la fourbe, elle zézayait. Ce qui chez un enfant était agaçant devenait tout simplement insupportable chez une adulte, fût-elle de cette taille. Et pour ajouter à sa peine, elle chuchotait ce qui l'obligeait à se pencher davantage vers elle. Il allait terminer cette journée avec d'affreuses douleurs lombaires.

Du coin de l'œil, il voyait Gaëlle dont les yeux verts pétillaient de malice, elle affichait un air très content d'elle-même, elle alla jusqu'à lui tirer la langue quand elle fut certaine de ne pas être vue. Cette peste ne perdait rien pour attendre.

Rapidement, elle s'éloigna et il poussa un soupir las en se tournant à nouveaux vers cette Griselda. 

Quand les loups se mangent entre euxOù les histoires vivent. Découvrez maintenant