Chapitre 44 - La fresque

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Les fresques représentaient, dans un paysage champêtre, le char ténébreux d'un jeune et séduisant Hadès, dont le regard de chat lui rappela étrangement celui de Joshua. Il tenait dans ses bras une magnifique Coré, peinte sous les traits d'une jeune femme aux longs cheveux noirs. Elle se débattait dans ses bras pour résister à son enlèvement, mais son visage ne reflétait aucune peur, au contraire, elle regardait son ravisseur avec une évidente satisfaction et le peintre avait su donner une lueur espiègle à son regard. Aucun doute à avoir, en voyant cette représentation : c'est volontairement que la fille de Déméter mangea les trois grains de grenade, et cela ne dut pas lui causer trop de peine de rester la moitié de l'année aux enfers pour devenir Perséphone, si elle devait y demeurer aux côtés du dieu ténébreux aux iris jaune.

Lorsqu'il la rejoint dans la pièce à présent désertée, le comte poussa un cri de surprise devant le spectacle. Il avait le teint grisâtre, la fatigue se lisait sur son visage et aujourd'hui, il s'appuyait sur une canne d'ébène, mais les couleurs vives des murs semblèrent le ramener à la vie.

– C'est Adrianna ! C'est elle ! L'épouse d'Henry Blake, mon ancêtre. C'est en son honneur que j'avais donné son nom à ma fille, vous savez ? À l'époque cela m'avait paru être une bonne idée, mais je suis médium, pas devin.

Il marqua un silence qui s'éternisa un long moment. Pensait-il à sa fille ou la comtesse de la Renaissance ? Cassandre se garda bien de lui demander.

– Elle était une jeune femme issue d'une riche famille de commerçants italiens. Une vraie beauté. On raconte qu'aucun homme ne pouvait la côtoyer sans en tomber follement amoureux tant elle avait de charme, d'esprit et de culture, mais c'est Henry qu'elle choisit. Un obscur comte anglais.

– On peut la comprendre, déclara en un souffle Cassandre qui dévisageait toujours le Hadès aux yeux de chat.

– Pour adoucir sa vie en terre anglaise, elle vint au château avec une cour d'artistes, dont des peintres florentins, l'un d'entre eux était parait-il un élève de Botticelli, vous rendez-vous compte ? Nous leur devons ces fresques. Regardez ! C'est mon ancêtre en seigneur du royaume souterrain, un Blake, aucun doute là-dessus. Regardez ces yeux jaunes ! On dirait ceux de mon petit. Hélas ! Elle ne survécut pas à son premier accouchement. Bien qu'il fût encore très jeune lorsque cela se produisit, Henry ne se remaria jamais. Il devait en être sincèrement amoureux, comment en douter ? Peut-être était-ce trop douloureux pour lui de voir ces peintures ? Il fit donc tout recouvrir de boiseries, s'exclama-t-il en désignant les reliefs entassés à même le sol. J'avais toujours entendu dire qu'elles avaient été tout simplement détruites mais il n'a, semble-t-il, pas osé le faire. Quel bonheur !

– Il y a besoin d'une petite rénovation à certains endroits, mais elles sont remarquablement bien conservées, c'est un spectacle qui plairait à Gaëlle, il faudra que je lui en parle dans la prochaine lettre que je donnerais au coursier de Brogan. C'est amusant, puisque je n'ai pas pu me rendre en Italie, c'est l'Italie qui vient à moi. C'est ainsi que je m'imagine la Toscane. Est-ce ressemblant beau-papa ?

– Oui ! C'est saisissant. Il vous suffit d'imaginer ces roseaux et ces herbes folles bercées par le souffle d'un vent chaud, parfumé par l'odeur des blés et des vignes. La terre elle-même, chauffée par le plus éclatant des soleils, exhale des effluves capiteux. On découvre vraiment ce qu'est la vie sur les rives du Pô.

Jordan parla longuement de ses voyages de jeunesse, oubliant sa fatigue et ne voulut pas quitter la grande Galerie avant que la nuit ne soit tombée.

Cassandre resta plus longtemps.

Elle n'avait pas voulu interroger davantage son beau-père, bien qu'elle en eût très envie au sujet des Adriannas. Il était heureux et ces derniers temps, il avait peu de motifs de joie. Son dernier enfant en vie était loin et ne lui écrivait que rarement. Le vieil homme lui faisait lire les lettres que son fils lui envoyait. Après son départ pour Londres, elles avaient d'abord été chaleureuses. Le jeune homme s'inquiétait de sa santé et même si Joshua était un homme pudique, Cassandre réussissait à ressentir l'amour qu'il portait à son père derrière chacun de ses mots. Hélas, cela paraissait être moins le cas dans ses dernières missives. Il semblait que les sentiments s'étiolaient, comme si les mots devenaient seulement des automatismes commodes. Devait-elle y voir l'influence de la fameuse Margaret ? Si c'était le cas, cela ne la lui rendait guère sympathique.

Fallait-il vraiment qu'elle eût des motifs supplémentaires de détester cette femme ? Elle avait essayé de voir les choses de son point de vue et force était d'avouer qu'aux yeux de la baronne, elle-même ne devait pas avoir le beau rôle. Mais malgré tout son travail d'honnêteté, Cassandre n'était pas assez généreuse pour lui pardonner d'être une fichue épine dans son pied.

Néanmoins si le changement de ton de Joshua n'était pas du fait de cette femme ? Si son mari avait des problèmes plus graves qu'une maîtresse envahissante et manipulatrice ? Si lesdits ennuis étaient en rapport avec ses pouvoirs, cette bourrique ne s'en ouvrirait certainement pas à son père ! Devrait-elle s'inquiéter ? Elle se maudissait de s'inquiéter pour cet homme, mais elle ne pouvait s'empêcher de penser au petit garçon qu'il avait été. Ce n'était que de la pitié, rien d'autre se répétait-elle. Elle s'approcha du mur et fit courir doucement ses doigts sur les yeux jaunes de l'Hadès de la fresque.

– C'est à lui que tu dois ton nom, dit-elle à son grand lévrier qui une fois de plus s'était collé à elle.

Il se fichait bien de la peinture, tout ce qu'il voulait c'était qu'elle lui gratte l'oreille, ce qu'elle fit machinalement tandis que son regard glissait jusqu'à la belle Perséphone.

– Alors, c'est à cela que tu ressemblais ?

C'était curieux d'enfin donner un visage à ce qui depuis des semaines avait été une abstraction presque sans identité. Adrianna avait eu des traits pleins de vie, d'espérances, de confiance en l'avenir. Qu'est ce qui avait bien pu transformer cette jeune femme en une entité emplie de haine aveugle se demanda-t-elle.

Elle siffla et ses chiens la suivirent. Elle descendit dans les jardins et regarda la lune qui montait lentement dans le ciel.

Quand les loups se mangent entre euxOù les histoires vivent. Découvrez maintenant