Chapitre 45

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Elle avait enlevé ses chaussures, qu'elle avait jetées sur la terrasse. Elle aurait bien de la peine à les retrouver, mais elle les avait dorénavant en horreur. Elle estimait que son aversion pour les ridicules souliers de dames qui avaient compressé ses orteils et frotter à vif ses cicatrices, durerait au minimum quelques jours.

Libérée, elle enfonçait avec délice ses pieds nus dans l'herbe humide et glacée. Artie et Hadès courraient joyeusement autour d'elle, heureux de se dégourdir les pattes avant d'aller se coucher pour la nuit. Elle les suivait tranquillement, mais de temps à autre, elle les pourchassait en riant, faisant semblant d'essayer de les attraper, ce qui les amusait follement. Le lévrier gambadait derrière elle et attrapait le bas de sa robe pour la pousser à courir avec lui dès qu'elle s'arrêtait. Pour tenter de sauver son ourlet, elle finit par lui jeter un bout de bois. Artie assise sur une pierre, regardait ce grand dadais s'ébrouer dans tous les sens, sa branche d'un mètre cinquante dans la gueule. Elle hésitait, tenaillée entre le désir de jouer et la crainte de se retrouver avec une nouvelle crête iroquoise sur la tête. Finalement, elle s'élança à son tour et attrapa l'autre bout du bâton avec détermination. Mais trop petite et trop légère, Hadès la faisait tournoyer dans les airs comme fétu de paille rouge. Le grand chien avait de l'énergie à revendre et cela faisait plaisir quand on l'avait vu si près de la mort quelques semaines plus tôt.

– Tu devrais te méfier. Ce soir la lune n'est qu'un croissant, mais dans quelques jours, quand elle sera pleine et qu'Artie grandira d'un coup, tu feras moins le malin.

Son pot de colle occupé, elle étira ses muscles endoloris par les travaux de la journée avec délice, elle se tendit vers la lune et lui présenta ses mains comme dans une mystérieuse prière païenne. En réalité, elle ne faisait que rafraîchir ses paumes recouvertes d'ampoules au vent de la nuit. Mais si on la surprenait, il y avait fort à parier qu'on la prendrait au mieux pour une folle, au pire pour une dangereuse hérétique bonne pour le bûcher. Par précaution, elle regarda autour d'elle, à la recherche de témoins éventuels.

Elle arrêta brusquement son tour d'horizon, car là-bas, sur les hauteurs, à l'orée de la forêt, il lui avait semblé apercevoir une silhouette.

Qui se baladerait ici, la nuit tombée ?

Elle n'était plus à Arlon, là où personne ne s'approchait de leurs terres une fois le soleil couché. Ici, il fallait croire que les gens n'avaient pas l'habitude de craindre ce qui se passait dans l'obscurité. Alors cela pouvait être n'importe qui : un serviteur du château, qui comme elle faisait une petite balade avant d'aller se coucher, où partait discrètement rejoindre une bonne amie en ville. Peu probable. Il y avait plus court pour rejoindre Cattown. Un voyageur perdu. Il ne resterait pas là, il serait allé au château demander de l'aide. Une personne aux intentions peu honorables, un voleur, un assassin...

Un frisson d'angoisse lui aiguillonna l'échine.

Elle se tenait dans sa robe grise de poussière au milieu de la nuit sous un pâle croissant de lune, juste accompagnée de deux chiens. Son jumeau était loin, de l'autre côté de l'Europe. Son mari à cette heure devait être dans les bras de sa maîtresse. Ses pistolets, eux, étaient sagement rangés dans sa chambre, à l'intérieur d'une commode, depuis son installation en Angleterre, elle ne les sortait que de temps en temps pour s'entraîner et ne pas perdre à main. Erreur. Elle ne portait pas même un couteau de poche. S'il venait à l'idée des hommes en noirs de terminer le travail macabre commencé à Arlon, elle ne pourrait s'opposer à eux. Elle serait toute aussi incapable de sauver les gens de Churbedley, qu'elle l'avait été quelques mois plus tôt dans le Lot à défendre ses parents et leurs serviteurs.

Impuissante comme toujours. Subissant les actions des autres. Encore.

Hadès se mit à grogner à cette silhouette immobile puis à aboyer furieusement, l'ombre s'enfonça sous le couvert des arbres et disparut.

Artie qui avait avancé discrètement vers la forêt dès qu'elle avait perçu le malaise de sa maîtresse, se mit à courir pour rattraper l'espion.

Cassandre s'élança à sa suite, ignorant les aspérités du sol qui blessaient ses pieds nus.

Une fois arrivée à l'endroit où elle avait vu l'ombre postée, Artie se mit à éternuer et recula précipitamment, elle empêcha Hadès d'approcher grâce à un petit aboiement sec. Il s'assit sagement sans perdre Cassandre des yeux. Elle fronça le nez et fut saisie d'un léger vertige, elle s'agenouilla tout de même et elle prit entre ses doigts une pincée de poussière jaune qui venait visiblement d'être jetée là. Elle lui arracha une grimace. On avait répandu un mélange de poivre, de piment, de souffre, d'ammoniaque et d'autres choses qu'elle n'était pas sûr d'identifier mais qui perturbaient odorat des chiens. Si ces effluves la faisaient souffrir, cela devait être insupportable pour Artie et Hadès. Elle ne devait pas rester ici. Suivre la piste dans le noir, dans le bois serait inutile, elle ne ferait que prendre le risque de se blesser elle-même où ses animaux, sans compter les dégâts que pourrait leur causer cette poudre.

Torturée par la frustration, un grondement enfla du fond de sa cage thoracique et la fit frémir. Un homme à dix mètres n'aurait rien entendu. Ce n'était pas un son pour les humains.

Sensibles à cette vibration, Artie et Hadès se mirent à hurler comme des loups à la lune. Au loin les chiens des environs reprirent en cœur ce chant antédiluvien et c'est tout le comté qui en résonna.

Cassandre soupira, la chasse ne serait pas pour cette nuit.

Mais elle viendrait.

Quand les loups se mangent entre euxOù les histoires vivent. Découvrez maintenant