Chapitre 56 -la bataille de Balaklava (partie 3)

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Arcas ne vit pas cette scène, mais il l'entendit.

Le cliquetis des harnais, le souffle impatient des chevaux, et tout à coup, six-cents hommes et leurs montures qui se mirent en mouvement et la terre qui en frémit.

Les cavaliers avaient deux mille mètres à parcourir avant de rejoindre l'artillerie russe, mais pour mener une charge avec un régiment à cheval, il y avait l'art et la manière. On ne se contentait pas de foncer à fond de train. On allait d'abord au pas, puis au trot et enfin au galop sur les cinquante derniers mètres. Il fallait que le groupe aille au même rythme afin de percuter l'ennemi au maximum de sa vitesse. C'était là, la force destructrice d'une charge, ce que ce jeune fou de Nolan pensait être inarrêtable et invincible.

Seulement, sur ces deux mille mètres, durant ces quatre longues minutes, les russes faisaient pleuvoir sur eux des boulets de canons, des obus, des boites à mitrailles.

Arcas ayant rejoint ses camarades s'élançait avec eux à l'assaut de la colline Fedyukhin et il entendait le bruit assourdissant de l'artillerie toute proche.

Il fut surpris par un grand cri, le premier. Bientôt il y en eut d'autres et des hennissements terrifiés et des râles de douleur. Il fallait les ignorer et avancer vers l'objectif, la côte était raide, l'ascension à cheval, dangereuse. À peine s'était-il dit cela qu'un obus vint éclater sur l'aigle doré de son régiment. Le drapeau tomba mais le tir ne tua personne.

Sans savoir pourquoi la vision de la nuit qui avait été fatale à ses parents lui revint en mémoire. Le bruit des canons, assourdissant lui rappela ce silence infernal et douloureux ; le cri du capitaine Nolan lui parut être un écho lointain du hurlement de son père ; les uniformes sombres des russes étaient les ombres des hommes en noirs.

Arcas vit rouge, il n'y avait plus ni ordre, ni régiment, il avait juste en face de lui une bande de futurs cadavres.

Il allait semer la mort dans leurs rangs, il allait venger les Harispe.

Il galopait au-devant de ces silhouettes anonymes. Son cheval s'écroula sous lui. La pauvre bête venait de prendre une balle en pleine de tête. Projeté en avant, il se réceptionna après une roulade devant un jeune homme armé, celui-là même qui venait de tuer sa monture. Pour se défendre du chasseur, il tenta de lui donner un coup de crosse dans la mâchoire. Arcas esquiva sans peine, lui saisit le cou et d'un mouvement sec et rapide, lui brisa les cervicales. Le corps s'écroula sans vie à ses pieds. Il dégaina lentement son sabre puis courut vers de la victime suivante.

***

Sur la colline de Sapouné, Bosquet baissa sa lorgnette.

– Est-ce Harispe d'Arlon ?

Le colonel Darmain leva ses jumelles et observa l'avancée des Chasseurs d'Afrique.

– Avec une tignasse pareille, ce ne peut être que lui. Trois fois que je lui dis que ce n'est pas réglementaire, je vais le faire tondre.

Les moustaches du Général tremblèrent, puis il laissa échapper un rire qui claqua comme un aboiement.

– Darmain ? Ce qui vous choque ce sont ses cheveux ? Pas le fait qu'il vient de dépasser un cheval au galop ?

Le colonel releva un instant ses jumelles avant de les rabaisser, incrédule.

– Je vais vous donner un conseil mon petit. Laissez les Harispe tranquilles. Ne vous occupez pas de leurs cheveux ou de l'état de leurs bottes ou même de leurs brandebourgs mal boutonnés. Vous pourriez ainsi considérablement rallonger votre vie.

Le colonel chercha à comprendre de quoi Bosquet voulait parler.

– Cela a-t-il un rapport avec son père qui a failli passer en cour martiale ?

Quand les loups se mangent entre euxOù les histoires vivent. Découvrez maintenant