Quand les loups se mangent entre eux

Chapitre 55 - Scutari

Cela faisait quelques semaines à présent que Diana travaillait dans l'hôpital de Scutari, installé dans la gigantesque caserne de Selimiye sur la rive orientale du Bosphore. Elle avait rapidement dû y prendre ses marques.

Elle n'avait pas vraiment eu le choix.

En s'engageant en tant qu'infirmière, elle avait espéré donner un sens à sa vie en premier lieu. Rétrospectivement, c'était un échec, car ici rien ne semblait avoir de sens. Du jour au lendemain des hommes qui semblaient se remettre de leurs blessures, passaient de vie à trépas.

Alors qu'elle se rendait d'un dortoir à l'autre, les bras chargés de bandages et de désinfectant, un brancardier poussant un chariot débordant de cadavres traversa le couloir devant elle. Cela puait la maladie et la chair décomposée. Elle fut engloutie par une vague d'odeurs nauséabondes.

Elle faillit se sentir mal. Elle avait besoin de prendre l'air. Immédiatement.

Elle posa ses fournitures sur une table et quitta à grands pas le bâtiment.

La deuxième raison pour laquelle elle avait rejoint les volontaires était pour ne pas avoir à penser à son passé. En ce qui concernait cet aspect précis, la mission était réussie. Elle avait si peu de temps pour elle, que c'était à peine si elle pouvait manger ou dormir. Pas d'amusement, pas de sourire.

Toutefois si elle voulait être honnête, le manque de temps n'y était pour rien. Les premiers jours ayant suivis leur arrivée à Scutari avaient été bien différents. Le travail n'avait pourtant pas manqué. Les malades étaient entassés là où il y avait de la place, sur des draps sales quand ce n'était pas à même le sol. Il avait fallu faire le ménage, changer les malades et commencer à établir des fiches pour chacun avec leurs noms, leurs symptômes, les traitements qu'ils avaient reçus et les adresses de leurs proches à prévenir en cas de malheur, même si elle s'était bien gardée de présenter la chose de cette façon.

Mais Arcas était là. Son ami. N'était-il pas étrange qu'une Chastel considère un Harispe comme son ami ? Mais c'est pourtant ce qu'il était devenu.

Sur le HMS Menelas, ils avaient eu de longues conversations. Elle avait d'abord pensé que même s'il disait le contraire, il tentait encore de la séduire, puis, comme il ne faisait aucune approche, elle s'imagina qu'il l'utilisait pour son savoir sur les meneurs de loups. Très studieux, elle le voyait noter tout ce qu'elle disait à ce sujet et tout ce qui rejaillissait à sa propre mémoire au détour de leurs discussions. Toutefois lorsqu'il refermait son carnet et lui demandait de lui parler d'elle, il lui donnait l'impression que tout ce qu'elle disait avait de l'importance, qu'elle avait de l'importance. Pour quelqu'un qui toute sa vie avait eu le sentiment d'être indésirable, c'était fabuleux. Elle ne se livrait pas beaucoup sur son histoire passée, mais elle lui confia ses rêves, ses espérances pour l'avenir et il l'écoutait avec attention, la questionnait et la poussait doucement à en dire davantage. Au fil de leurs causeries, ils en étaient venus à ressentir l'un pour l'autre un véritable respect. Elle était maniaque du contrôle et incapable de se détendre, persuadée qu'un malheur allait finir pas la frapper à nouveau.

C'était un chien fou va-t'en guerre et sauvage.

Cependant il avait bon cœur, était courageux et loyal. C'était plus de qualités qu'il ne s'en était manifesté dans tous les hommes ayant croisé sa vie jusqu'à présent.

À leur arrivée à Scutari, elle lui avait demandé de s'occuper de quelques malades. Diana ne pensait pas qu'il s'acquitterait de sa tâche de si bonne grâce. Elle se souvenait de lui, traduisant en anglais ce que racontait un français à son voisin de lit et inversement. Il ponctuait son récit de gestes et de mimiques grand-guignolesques, parfois il sautait au-dessus des lits mimant des combats forcenés contre des russes imaginaires. Les hommes du dortoir autour de lui riaient tant qu'ils en oubliaient pour un instant leurs souffrances.