Chapitre 68 (Partie 1)

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Cassandre se réveilla bien avant que le jour ne se soit levé. L'hiver était là, les nuits étaient interminables et glacées. Heureusement Blake House était une demeure autrement mieux chauffée que ne le serait sans doute jamais Churbedley. La raison en était simple, elle avait été construite d'un seul tenant, à une époque où le confort commençait à prendre de l'importance. Bien pensée, la maison n'avait jamais eu à subir d'amélioration erratiques comme le château et si ce n'est quelques cheminées bouchées et déplacées le siècle dernier rien n'avait troublé son élégance classique et douillette, du moins pas avant qu'elle n'ait eu à subir les goûts décoratifs discutables de son cher mari. En dehors de cela il s'agissait d'une maison fort agréable, la plus confortable qu'elle ait connue en tout cas. Après Arlon et Churbedley, la concurrence n'était pas bien grande.

Elle dormait bien depuis son arrivée à Londres, d'un seul tenant, sans cauchemars, sans réveil nocturne. Elle avait presque oublié ce que cela faisait. Le bien-être que l'on ressentait à avoir passé une bonne nuit. Même si savoir Joshua si près avait de quoi mettre à mal même l'esprit le plus serein. Il était tout en cajolerie, en geste tendre depuis qu'il s'était "libéré" de l'emprise de Margaret. Si le Serpent était moitié aussi séducteur que lui, Ève n'avait rien à se reprocher d'avoir céder à la tentation.

Malgré tout, ce comportement l'agaçait un peu, les ficelles étaient trop visibles.

Joshua allait devoir se montrer autrement plus sincère, s'il voulait sa confiance.

Quand elle avait sorti son pistolet au beau milieu de l'entrée de Brogan et qu'elle avait surpris au cœur de son regard ombrageux un respect un peu amusé, ou même son inquiétude qu'il tentait de cacher derrière un air renfrogné, il n'essayait pas de jouer les bellâtres, il avait dégagé quelque chose qui lui avait paru bien plus réel, mais peut-être était-elle trop exigeante, peut-être leur fallait-il davantage de temps.

Agacée par le court de ses pensées qui la ramenait encore à lui, comme si elle était une de ces gourdes languissantes qui n'avaient rien de mieux à faire de ses journées, elle donna un coup de pied rageur dans ses couvertures.

Elle se leva d'un bond sous le regard perplexe de ses chiens. Elle se lava, se refusa à sonner Christine qui lui dirait sans doute qu'une dame à Londres ne se levait pas avant onze heures et s'habilla seule. Elle se contorsionna tant et tant qu'elle réussit même à lasser son corset neuf, une petite merveille qui avait le mérite de ne pas la scier en deux et de lui permettre de respirer, ce qui avait navré sa camériste et sa nature sadique.

Elle rejoint les cuisines où déjà s'activaient quelques serviteurs. Interdits, ils regardèrent lady Blake déambuler nonchalamment devant les fourneaux, il fallait qu'ils s'habituent à ses excentricités. Elle examina le contenu des marmites et des fours en hochant la tête régulièrement d'un air entendu. Finalement, elle se tourna vers Mrs Elder qui la dévisageait en tordant nerveusement son torchon. Elle lui fit savoir comment elle aimait son pain, et pour être plus précise comment le préparait Mr Marcel à Churbedley, léger, avec une croûte craquante et caramélisée, un vrai délice !

– C'est bien une façon de français !

– Effectivement. Et c'est la seule qui vaille, dit-elle d'un ton sans réplique. Aujourd'hui le pain, demain nous discuterons de vos entremets Mrs Elder.

Artie et Hadès se tournèrent vers l'entrée de service. Quelques instants plus tard on frappait. Mr Mickael n'avait pas perdu de temps, déjà on lui livrait ses commandes. Avec une certaine excitation, elle ordonna qu'on entrepose le tout dans la salle de bal. Alors qu'elle ouvrait les premières boites, Goupil & Cie, un peu moins matinaux que leur confrère, lui apportaient son Delacroix et son Turner. Elle prit un instant pour admirer ses acquisitions prestigieuses. C'était très différent de se retrouver devant une œuvre d'art sans aucun filtre, sans barrière, sans expert, sans vendeur, juste elle, en conversation avec la vision d'un artiste, cela devenait presque intimidant pour une jeune fille de la campagne. Elle se força à quitter ces deux magnifiques toiles et leurs lourds cadres dorés après les avoir soigneusement posés sur une console. Elle saisit un pied de biche et sous le regard médusé des valets qui encadraient la porte, elle ouvrit une caisse de bois. Comme elle s'en doutait au vu de sa taille et son poids, elle contenait le bas-relief figurant Actéon attaqué par ses chiens. Sous la lumière pâle du petit matin, l'expression du pauvre homme se changeant en cerf était proprement déchirante. Cassandre passa délicatement les doigts sur les bois finement sculptés qui surgissaient de la pierre et projetaient des ombres comme des déchirures sinistres sur la face du cervidé. Les chiens étaient proprement terrifiants avec leurs gueules écumantes. Elle croisa le regard doux comme du miel de Hadès et ne put s'empêcher de rire.

Elle fit signe aux deux valets de s'approcher.

– Edgar et Louis. C'est ça ?

– Oui Milady.

– Si vous pouviez porter ce bas-relief et me suivre.

– Bien sûr, Milady.

Elle décida de l'installer dans la salle à manger, sur la cheminée, bien en face de la place qu'occupait Joshua lorsqu'il déjeunait. L'effet était saisissant. Elle se tourna vers les deux valets en nage d'avoir dû porter ce lourd morceau de marbre et les remercia chaleureusement. Les sourires qu'ils lui décochèrent lui prouvèrent qu'ils ne lui tenaient pas rigueur de ce surplus d'exercices.

Dans l'ensemble (à l'exception de la cuisinière qui avait du mal à supporter qu'on critique ses repas) à l'image de John, le majordome à la taquinerie dans l'œil, le personnel de Blake House avait été remarquablement accueillant. D'après les confidences qu'avaient recueilli Christine, ils étaient tous très heureux de voir lord Blake abandonner ces comportements autodestructeurs, ils lui étaient tous très attachés.

Elle posa une paire de candélabres de part et d'autre du bas-relief. Satisfaite de l'ensemble, elle retourna à son déballage, guillerette comme une petite fille au matin de noël.

Le paquet suivant contenait l'affreuse vache/cheval. Ciel ! C'était encore pire que dans son souvenir. En riant, elle le glissa sous son bras.

– Voulez-vous qu'on vous aide Milady ? Demanda Edgar.

– C'est un cadeau pour mon cher mari. Je vais lui donner, mais je peux me débrouiller, ce n'est pas lourd.

Elle monta quatre à quatre les marches, ordonna à ses chiens de rester dans le couloir et retira ses petites mules de velours. À pas de loup, elle s'approcha de la chambre de Joshua. Elle entrouvrit le vantail, les rideaux étaient tirés. Cet homme avait tout de la marmotte, il était près de dix heures. Elle se glissa à l'intérieur et se décida à poser son cadeau sur la commode où trônait tout le nécessaire à raser et à coiffer de monsieur.

Devrait-elle laisser un mot ? Comme : il m'a fait penser à vous.

Peut-être quelque chose de plus mordant ? Elle se tourna vers lui.

Et elle ne put retenir un hoquet. Entièrement nu, sur les draps, les cheveux en bataille bouclant follement, la peau de Joshua sous le mince rayon de lumière hivernale filtrant entre les rideaux de velours vert bouteille avait un éclat doré. Cassandre laissa vagabonder son regard de long de ses jambes interminables, de ses mollets aux muscles galbés, à ses cuisses puissantes. À la vision de ses fesses à rendre jaloux n'importe quel dieu grec, elle dut se mordre la lèvre pour ne pas laisser échapper un soupir aussi niais qu'extatique, mais son dos, son pauvre dos... Elle savait ce qu'il avait dû subir alors qu'il était enfant, son père le lui avait raconté, mais en voir le résultat, c'était autre chose. Les marques étaient encore profondes. Il avait dû être cisaillé jusqu'à l'os. Elle vit parfaitement le petit garçon aux yeux jaunes recroquevillé au sol et elle ne put retenir ses larmes. Quand elle avança la main pour toucher les cicatrices, il lui saisit le poignet, parfaitement réveillé.

 Quand elle avança la main pour toucher les cicatrices, il lui saisit le poignet, parfaitement réveillé

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– Non ! Gronda-t-il. Gardez votre pitié.

Elle se libéra d'un geste brusque. Les larmes se tarirent aussitôt, mais elle ne cessa pas de le regarder, comme si elle comptait les sillons, les mesurait, les gravait dans sa mémoire aussi sûrement qu'ils l'étaient dans sa chair. Elle rouvrait ses blessures de son regard, il sentait son tranchant malgré la pénombre. C'était incroyablement douloureux.

– Sortez ! Sortez ! Finit-il par hurler pour enfin s'y soustraire.

– Très bien.

Mais avant de quitter la pièce, elle laissa lentement courir ses doigts du creux de ses reins à son épaule.

***

Quand les loups se mangent entre euxOù les histoires vivent. Découvrez maintenant