9.1 : Code

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Malgré le jour de fermeture, Clara s'était rendue au bar. Calculatrice d'un côté, piles de factures de l'autre, cahier de comptes sous les yeux, elle persévérait à faire sa comptabilité, une activité qui lui dévorait une bonne partie de son temps. L'Ange lui avait permis d'en percer tous les mystères et d'en comprendre les mécanismes, aussi Clara allait-elle un peu plus vite ; cependant elle n'y trouvait toujours aucun plaisir. Surtout quand elle alignait les résultats et constatait qu'elle gagnait à peine de quoi vivre... Le bar subsistait, mais sur le fil. Au moindre déséquilibre, elle devrait peut-être mettre la clé sous la porte, renoncer là où Georges avait placé tous ses espoirs, toute sa vie.

Je trouverai un moyen.

À leur arrivée, Nicolas avait par curiosité activé le vieux radiocassette crachotant, et ne l'avait plus éteint. Bercés par le piano de Bill Evans, ils n'avaient guère échangé, la première dans ses cahiers de chiffres et l'autre installé sur le canapé, le nez dans son journal.

Haunted Heart se terminait, et si elle en croyait sa mémoire, Beautiful Love suivrait. Cette cassette, elle avait eu l'occasion de l'écouter à de nombreuses reprises, surtout à l'époque où Georges avait décidé de refaire son éducation musicale. Avec les meilleurs titres d'Ella Fitzgerald et quelques morceaux de Frank Sinatra, elle se rappelait du nombre de fois où elle les avait écoutés chez elle, mémorisé les airs et, quand il y en avait, le texte. Georges avait longtemps été son seul auditeur, et elle revoyait encore son sourire satisfait lorsque sa prestation lui plaisait tout particulièrement.

Ce seul rictus valait toutes les ovations du monde.

Le cœur empreint de nostalgie, elle repensa à ses premières heures au P'tit Clarme. Ses « monsieur » à l'égard de Gilles, qui ne manquait pas une occasion de la taquiner, les conseils de Georges sur son chant mais aussi sur sa façon de se comporter avec son entourage. Il lui avait réappris à vivre alors qu'elle avait oublié jusqu'à son nom.

L'espace d'une seconde, elle s'interrogea sur ce qu'elle serait aujourd'hui si son patron n'était pas mort lors de cette nuit tragique. Serait-elle toujours l'infortunée chanteuse du bar ? Ou aurait-elle abandonné son travail après le retour de Jorda et Darmack dans sa vie ? À l'image de Gilles, à quel point la sermonnerait-il sur sa relation avec Nicolas ? Lui aurait-elle avoué ses pouvoirs ?

Autant de questions sans réponses, toujours plus passionnantes que les alignements de chiffres qu'elle griffonnait sur son cahier. À tâche assommante l'esprit s'évertuait à échapper.

Contrairement à elle, Nicolas lisait son exemplaire du Aujourd'hui avec une concentration sans faille. Sa couverture rapportait les éléments marquants du premier voyage présidentiel à l'étranger. De nouvelles élections avaient eu lieu le mois passé, peu avant la dispute et son départ précipité, et n'avaient cette fois connu aucune perturbation. La vie politique avait repris son cours habituel, plus rassurant, moins chaotique. Cependant, les premières questions se posaient, notamment sur l'impunité relative dont semblait jouir le nouveau représentant du pays, arrivé au pouvoir tel un sauveur. Après les dégâts occasionnés par Jérôme, toute répression paraissait justifiable ou excusable par la nécessité de « ne pas reproduire cet évènement » ; le moindre écart au droit chemin se voyait sanctionné. Les dérives se profilaient... mais pour l'heure, sa comptabilité attendait son point final.

Après une heure supplémentaire de lutte pour rester concentrée, elle élança ses bras en l'air et s'étira de toutes ses forces.

— Terminé ? demanda Nicolas en repliant le journal.

— En partie. Je pourrais m'avancer sur septembre mais...

Elle soupira. Le courage lui manquait à l'idée de poursuivre seulement cinq minutes.

L'Héritage (L'Hybride, Livre 3)Où les histoires vivent. Découvrez maintenant