L'Héritage (L'Hybride, Livre 3)

3.1 : Destin

Au-delà de la vitre salie, les paysages alternaient entre bois denses et rase campagne. Parfois, des façades de pierres ou de briques rompaient la monotonie du vert terne qui, le reste du temps, accaparait son champ de vision. Mais c'était à peine si Clara s'en rendait compte, perdue dans ses pensées.

Plusieurs jours s'étaient écoulés. Elle ne les avait pas comptés. Le choc s'atténuait et elle commençait, petit à petit, à prendre conscience de sa situation. Dans l'ombre, l'Ange l'aidait à maîtriser ses plus violentes émotions. Sans sa présence, Clara ne comptait pas le nombre de fois où elle se serait arrêtée pour pleurer, pleurer encore en croyant naïvement à une solution miracle. Quand ses réflexions ne cessaient de ricocher sur les mêmes obstacles, il l'aidait à les contourner ou à les orienter sur un autre sujet. Grâce à lui, elle multipliait les détours, mais elle avançait. Cependant, malgré son aide, elle se sentait toujours prise au piège d'un labyrinthe sans issue. Et tous ces détours ne résolvaient pas le problème. L'Ange tentait de lui faire entendre raison et de favoriser sa guérison, mais sa persévérance ne payait pas encore. Il ne parvenait pas à atteindre sa cible. Ses conseils n'intéressaient pas Clara. Elle voulait s'égarer. Alors, pour le moment, il la laissait agir.

Le terminus et le passage du contrôleur la poussaient parfois à s'aventurer en dehors du wagon. Quand la journée était encore jeune, elle prenait le temps de visiter l'endroit où elle avait atterri, errait comme un fantôme au milieu des rues. Puis, très vite, elle se mettait en quête d'un nouveau bus, un nouveau train à la destination aléatoire.

Par deux fois, elle avait profité de mettre le pied à terre pour tenter de régler ses insomnies par le confort d'une chambre d'hôtes ou d'hôtel, mais le moelleux du matelas n'y avait rien changé : son cerveau ressassait encore et encore les mêmes évènements, sans y trouver de réponse ni d'échappatoire. À coup sûr, l'angoissant silence nocturne ravivait peurs et questions étouffées le jour. Depuis, elle se contentait de somnoler dans les transports quand son corps, épuisé, ne tenait plus.

Tapi en son cœur, l'Ange attendait le déclic et désespérait du caractère de Clara. Depuis toujours, son instinct la poussait à la fuite lorsqu'elle se sentait dépassée. La suggestion de Naya avait rouvert la boîte de Pandore, déroulé le tapis rouge vers la voie la plus naturelle pour la jeune femme. Elle s'était sans surprise engouffrée dans la brèche.

Clara percevait avec clarté les réflexions de l'Ange. Et bien qu'elle en eût envie, elle ne pouvait les réfuter. Elle avait fui Clarme sans se soucier des dommages collatéraux. Aveuglée par sa propre peine, cette proposition avait été l'occasion parfaite de prendre du recul... Incapable à ce moment-là de voir plus loin que le bout de son nez, elle avait satisfait son besoin immédiat pour échapper à une réalité qui l'étouffait.

Égarée.

Elle avait arpenté grandes et petites villes, ainsi que leurs alentours moins fréquentés. Certaines lui avaient dévoilé tout le charme de la campagne avec ses maisons coquettes, fleuries, ses couleurs gaies et l'espace dont les citadins osaient à peine rêver. Ici de vieilles rues pavées entourées de bâtiments anciens ; là de jolis quais le long d'un fleuve. D'autres n'avaient rien révélé que la crasse et l'abandon. La pluie, omniprésente, avait peut-être influé sur son humeur.

Lors de ces sorties exceptionnelles, elle avait tâché d'appliquer le conseil de Naya et d'apporter son appui à quelqu'un dans le besoin. Un enfant courant après son ballon, une vieille dame épuisée dans la rue... elle avait rattrapé un voleur, en fuite avec le sac d'une jeune femme et même secouru, pas plus tard que la veille, plusieurs familles prises au piège d'un incendie déclaré dans l'entrée de leur immeuble. À défaut de surmonter ses propres problèmes, elle avait au moins la capacité d'aider à résoudre ceux des autres. Cependant, ces évènements expliquaient aussi pourquoi elle fuyait désormais ses semblables.