16 - Le Mercoeuromètre *

64 11 6
                                    

Le lendemain après-midi, dans la cuisine rutilante de sa demeure, la Dame Neigemett avait organisé un atelier prospection d'écoles dans un engouement fiévreux. Une ribambelle de brochures d'établissements scolaires était étalée sur le marbre de la table haute. Léone ne pipait mot du peu qu'elle parvenait à déchiffrer. L'objectif se résumait pourtant à en sélectionner trois, avant de commander leurs « visites virtuelles ». Tel un feu follet, Agathe sautait d'une brochure à l'autre et commentait à rythme effréné. Si à force de concentration, Léone réussit à démêler diverses subtilités (surtout grâce aux images), ses efforts furent réduits à néant lorsque son hôtesse s'exclama :

- Oh, Georges arrive ! Je file lui ouvrir. Monsieur Santford ne devrait plus tarder.

Léone sentit une bouffée d'angoisse lui remonter le gosier. Ses doigts blancs triturèrent mécaniquement son canif dans sa poche pour se rassurer. À chacun sa balle anti-stress.

Après avoir abandonné son chapeau dans l'entrée, Georges De Larivière parvint à la cuisine. Il arborait son élégance coutumière. D'un geste de la tête, il salua l'adolescence avec un respect inhabituel. Léone remarqua également que, contrairement à son habitude, le vieux avait le regard fuyant. En réalité, Georges avait honte. « Bon Dieu, se disait-il. J'ai tenté de pénétrer par effraction dans l'esprit d'une mineure. La chose est indigne d'un gentleman, sans compter que ce geste aurait pu être mal interprété... » Le mot « pervers » lui donnait depuis de l'urticaire. Il n'avait pourtant cherché qu'à préserver son amie, mais qui le croirait ? « Si le Comité déontologique des médecins a vent de cet écart... Pire, si Agathe le découvrait...» ressassait Georges en lissant sa moustache.

Léone n'eut guère le temps de savourer la déconfiture de son rival, car très vite, le fameux invité sonna à son tour. Dans un élan d'excitation, Agathe vola lui ouvrir. Le rythme cardiaque de la Renarde grimpa un échelon.

Monsieur Santford parvint à son tour dans la cuisine. « Il ressemble à un pruneau séché » jugea immédiatement Léone. Sa canne, d'un genre identique à celle de Georges, n'avait rien de l'accessoire de mode. Le dos du vieillard était si recourbé sur le pommeau, que l'objet s'était métamorphosé en troisième jambe. On l'aurait cru bossu. Son crâne dégarni luisait, mais une couronne de cheveux blancs reposait sur ses tempes et étrangement... ressortait de ses oreilles. Ses verres de lunettes, aussi épais que des culs de bouteilles, produisait un effet loupe surprenant. Monsieur Santford était de ceux qui aimaient les vieux objets et les vieilles méthodes. Il n'avait jamais voulu se faire opérer par une machine, ni des yeux, ni du dos. « Nom d'un champignon d'orteil... J'en ai jamais vu des si croulants » fut sidérée Léone.

Deux, trois politesses furent échangées. La Renarde salua l'énergumène avec un rictus méfiant et fut soulagée de constater qu'il l'ignora presque. En effet, Monsieur Santford n'avait d'yeux que pour la Dame Neigemett.

- Madame... Vous ne devinerez jamais ce que j'ai apporté ! s'empressa-t-il d'exposer après deux courbettes.

Derrière le pruneau, un sourire complice cabriola du visage de Georges à celui d'Agathe. Ce morceau de malice disparut si vite que l'intéressé n'en remarqua rien. Sous les allures d'une biche inoffensive, Agathe s'intéressa :

- Monsieur Santford, vous piquez ma curiosité. Ne me faites pas languir plus longtemps, dites-moi ce que vous cachez.

Monsieur Santford extirpa alors de son pantalon, dans un geste hautement théâtral, le Mercoeuromètre. Son geste ample fit riper sa canne sur le damier de la cuisine. L'homme se rattrapa de justesse, puis comme si de rien était, il fit tournoyer son trésor entre ses doigts pour mieux l'exhiber. Sous le regard émerveillé d'Agathe et curieux de Léone, l'écrin de métal gravé s'ouvrit. À l'intérieur, au centre de ce qui ressemblait furieusement à une boussole, se dressait une petite aiguille dorée piquant vers le plafond.

- Ça alors ! se pâma Agathe en surjouant la surprise. (Monsieur Santford ne fut pas peu fier de son effet.) Seul un adroit collectionneur pourrait prétendre détenir une telle merveille... en état de fonctionnement, poursuivit Agathe. Est-ce le cas de ce joyau d'Histoire ?

- Madame, articula l'homme en savourant sa réponse à venir, il semblerait bien que vos critères font de moi un homme adroit. Sur mon honneur, je vous en fais le serment, ce Mercoeuromètre accompli aussi bien sa besogne que lors de sa mise sur le marché.

- Vraiment ? Je n'ose y croire... soupesa Agathe avec une adorable moue.

- Ohoh. Puisque vous doutez, permettez-moi une démonstration. Accepteriez-vous de vous prêter au jeu ? questionna Monsieur Santford sur un ton un brin séducteur.

- Hihi ! Oui, faisons un test ! rit Agathe pour l'encourager. Cependant mes devoirs d'hôtesse me rappelleront à l'ordre d'ici une minute. Proposons donc à ma charmante Octavia de tester l'outil.

Le pruneau n'y vit aucun inconvénient. Il parut aussi enclin que Georges à céder aux caprices d'Agathe. En moins de temps qu'il ne faut pour le dire, le Mercoeuromètre fut posé devant Léone et les trois vieux la fixèrent plein d'expectatives. « Mortecouille, qu'est-ce que j'dois faire avec ce machin ? » Ses doigts serrèrent si fort son couteau dans sa poche que ses jointures devinrent translucides.

- Oh, les jeunes ne savent plus comment fonctionnent les outils de leurs ancêtres, plaisanta Agathe. Approche ton index, mon enfant.

La Renarde sortit la main gauche de sa poche (pas celle avec le couteau). La suite fut une expérience insolite. Léone fut extirpée hors de son corps. Sa conscience prit de l'altitude, le mobilier de la cuisine devint étrangement lointain. Rattachée à son enveloppe charnelle par un unique fil d'Ariane, Léone s'observa elle-même. Ses yeux sombres scrutèrent ses propres mouvements. Son cervelet semblait avoir troqué son capitaine. Était-ce elle qui levait son doigt dans les airs ? Son index était-il maître de sa volonté ? En tout cas, le bout de son doigt s'écrasa comme un kamikaze sur l'aiguille doré.

Destination interdite (Tome 1 - La Tour)Où les histoires vivent. Découvrez maintenant