La nuit assombrissait les couleurs pastel de la chambre lavande. Tandis qu'ailleurs dans la demeure, une vieille Dame dormait à poings fermés bercée par un bonheur insouciant, les draps du lit de Léone étaient défaits. À quelques pas, au centre de la pièce, la Renarde faisait tourner sa nuque, ses poignets, ses chevilles. Elle s'échauffait.
Son corps, pas entièrement remis d'aplomb, allait être mis à l'épreuve. Le grandiose des hologrammes, les anecdotes croustillantes d'Agathe et cette tasse de thé au jardinet avaient stimulé l'irrépressible curiosité de Léone. Aussi ce soir, l'aventurière était bien décidée à assouvir son désir d'exploration.
Sans compter qu'il lui fallait façonner un plan.
Cette excursion secrète, la Renarde l'envisageait également en mission de reconnaissance. Certes, se barrer de chez Agathe figurait au programme... Mais pour aller où ? La destination devait être suffisamment attrayante pour la convaincre d'abandonner son précieux refuge. Quelle devait être sa prochaine étape, celle qui la conduirait sur les traces de Céleste ?
Une chaleur douce s'infiltra dans ses muscles. Son corps fut paré.
Léone ouvrit le placard et saisit son sac en cuir, le même qui l'avait accompagné dans la Tour. Ses doigts blancs défirent la sangle et fouillèrent à l'intérieur. Elle le rouvrait pour la première fois depuis son arrivée. Agathe avait nettoyé le bagage et remis le contenu à sa place. La Dame avait traité ses effets avec soin et Léone lui en était reconnaissante. Le sac était un cadeau d'Ania... Elle y récupéra son couteau et le glissa dans sa poche de pyjama. Puis elle enfila sa veste élimée et sa paire de bottines trouées, avant d'enrouler le foulard de la Favorite sur sa tignasse brune.
Sortir sans arme et à visage découvert avait beau pouvoir être pratiqué ici, l'enfant du Bas-Monde ne s'y résolut pas. Accoutrée ainsi, Léone arborait cette mystérieuse allure des nomades traversant jadis le Sahara.
Fin prête, elle ouvrit la fenêtre et l'air parfumé du soir lui titilla les narines. Ça sentait encore bon les fleurs. Le chant des grillons berçait le décor tranquille. Son buste s'inclina à travers l'ouverture et Léone évalua la hauteur. Les branches solides du vieil albizia frottaient la façade de la demeure, à peine un mètre au-dessous. Elle pourrait s'y accrocher pour descendre, pour remonter aussi. Un rictus déforma ses lèvres. C'était presque trop facile.
Quelques secondes plus tard, ses pieds joints tombèrent dans le moelleux de la pelouse. La flexion de ses genoux accusa le choc mais l'atterrissage secoua. « Ouille ! Nom d'un fion puant ! » pesta la Renarde. Si dans son état d'autres seraient restés alités, Léone ne songea déjà plus à la douleur en relevant le menton. Son palpitant se mit à battre plus fort. Ça y est, elle s'y trouvait enfin, à l'orée de sa première excursion des Plateaux.
La curiosité la rongeait jusqu'à la moelle. Elle jeta un regard circulaire. « Personne ». À sa gauche, se dressaient les arbres du Parc forestier. « Y a une barrière là-bas, celle que j'ai traversée en arrivant. Après, c'est le vide. Ou le ciel » corrigea-t-elle, sans savoir quel mot convenait le mieux. À sa droite, la rue serpentait loin et plongeait dans une seconde artère. Jusqu'où couraient ces avenues ? Combien de kilomètres séparaient le rideau à l'apparence de roche du Parc forestier qu'elle avait traversé et l'autre bout des Plateaux ? Combien de gens y vivait ? Les monuments grandioses des hologrammes étaient-ils loin ? Ses incisives mordirent sa lèvre d'excitation.
D'un jeu de jambes aérien, Léone sauta la barrière blanche délimitant le jardinet. Ses bottines foulèrent enfin les pavés piétons. Bien-sûr, Léone n'avança pas au centre de l'allée, mais longea furtivement les bas-côtés pour se cacher dans la végétation. Moins d'une minute plus tard, des arbres insolites apparurent au milieu des rues. Au bout de leurs branches, les feuilles luisaient dans la nuit comme des lampyres, si bien qu'ils illuminaient les alentours mieux qu'un cortège de lampadaires. Les prunelles de Léone pétillèrent d'admiration devant ce prodige. Ces arbres flamboyaient à échéance régulière, de sorte que la rue n'était jamais plongée dans les ténèbres. Finalement, le crépuscule sur les Plateaux était presqu'aussi clair que les journées du Bas-Monde.
Bien que tentée de cueillir une feuille ver luisante, Léone veilla à s'en tenir à l'écart, préférant se camoufler dans la pénombre. Son corps prit un plaisir immense à évoluer dans la nuit et à renouer avec ses anciennes habitudes. Ses pupilles évoluaient dans leur milieu naturel, loin de l'agressivité du soleil. Ses yeux étaient déjà princes en bas, ici, ils étaient inégalables.
Telle une panthère en chasse, ses coussinets foulèrent silencieusement les pavés. N'en déplaise aux autorités, ce fauve évoluait en pleine zone résidentielle.
Heureusement, les rues se révélèrent quasi désertes. Léone ne croisa que trois badauds. Un papy trapu promenant son chien, puis un couple. Ces rares promeneurs déambulaient avec décontraction. Insouciants et imprudents, ils ne pas remarquèrent la présence du félin se mouvant à quelques mètres d'eux seulement. Leur acuité visuelle, leur ouïe, leur odorat... Autant de sens que leur existence protégée les avait amenés à renier et qui, en cet instant, ne leur étaient d'aucun secours.
Passé une heure du matin, les derniers soupçons de vie éclairant les carreaux des maisons s'éteignirent. Hormis la panthère du Bas-Monde, dans les allées, il n'y avait plus un chat. « Il doit être tard pour eux » en conclut l'adolescente qui observait ces gens vivre dans leurs confortables logis. À l'instar d'Agathe, les habitants des Plateaux devaient mener leurs affaires quand la journée battait son plein.
Léone, elle, n'avait aucune envie d'aller se coucher. Regorgeant d'énergie, sa trombine sautait au-dessus des murets pour contempler les belles demeures et leurs aimables jardins. Elle tenta d'élire la plus jolie maison, sans y parvenir. Studieux, son cerveau s'appliqua à retenir le nom des allées et à cartographier mentalement les lieux. Sous le joug de son entrain, ses frêles jambes parcoururent près de dix kilomètres parmi ces pâtés de maisons.
Deux heures plus tard, Léone fut quelque peu désappointée. À l'est, à l'ouest, au sud - où qu'elle aille, les quartiers résidentiels s'enchaînaient les uns aux autres sans relâche. Certes, les bâtisses et leurs extérieurs étaient superbes. Mais... Où se dressaient donc les fameux châteaux et palais ? Où se cachaient les fontaines ornées de dorures et de sculptures grandioses ? Aussi grandes soient-elle, ces maisons ne pouvaient certainement pas abriter des galeries d'art aux proportions étourdissantes. Ainsi, la nouveauté acquise un peu plus tôt, devint fade. Les hologrammes l'avaient-ils trompée sur la marchandise ? N'étaient-ils qu'illusion ?
Léone souffla son dépit, puis inspira une bouffé d'air frais. Au moins, sa balade nocturne lui procurait un bien fou. Il était contre nature de garder une enfant sauvage enfermée des jours entiers.
Lot de consolation, au tournant suivant, Léone tomba nez-nez avec une fontaine. Émergeant du mur, un rikiki poisson de pierre crachait de l'eau dans un bassinet en forme de coquillage. « Au moins, j'en aurais vu une » railla-t-elle, sa trouvaille étant sans commune mesure aux promesses de l'Holomemory. En progressant sur cette avenue, ce fut finalement une improbable ribambelle d'abreuvoir, bassins et lave-mains qui décorait les murets.
« Tiens, il est rigolo ce quartier. On peut prendre sa douche partout ici » s'étonna Léone.
Le coulis de l'eau produisait un son continu, apaisant. Le calme ambiant se mélangeait à la douce chaleur de la nuit d'été. Cet environnement paisible la mit en confiance. Plutôt que de s'astreindre à se cacher dans la végétation, Léone s'autorisa la liberté d'avancer plus à découvert. Même ainsi, ces humains imprudents des Plateaux l'ignoreraient, ils étaient si inattentifs. Enrobée par le clapotis des fontaines, l'habile Renarde se mouvait avec rapidité et souplesse. La plante de ses pieds fut si légère, son jeu de jambe si aérien, que l'on eut presque cru la voir voler.
Seulement Léone avançait vite. Trop vite. Et elle loupa un détail d'importance. Soudain, un bruit retentit sur sa droite ! Il annihila aussitôt la tranquillité qui l'avait trompeusement gagnée.
D'un bond, Léone fit volte-face.
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Destination interdite (Tome 1 - La Tour)
Misterio / SuspensoAu coin des ruelles sombres et nauséabondes du Bas-Monde, calfeutré dans le noir, on le chuchote tout bas... « Les Tours sont maudites. » Mais personne n'en sait plus. Sur la Terre, les rumeurs, mythes et légendes se répandent dorénavant comme une t...