8 - La lucarne d'Octavia *

102 18 42
                                    

- Je n'ai pas vu les années passer et je trouve aujourd'hui étrange, qu'il en reste si peu à venir en comparaison de celles vécues. Je respirais, ressentais, vivais sans concessions. Ces moments me semblent à la fois si lointains et si proches, que je peine parfois à reconstituer une chronologie exacte.

Agathe marqua une pause. Les traits de son visage s'alourdirent.

- Avais-je eu trop de bonheur pour une seule personne ? Du jour au lendemain, je me suis contentée d'observer la vie au travers d'un carreau, comme celui que tu observes. J'ai gaspillé tant de temps, assise au pas de mes fenêtres, omettant de vivre. Étrangement, ces années sans substance, sans saveur, ont filé aussi vite que les autres. Aujourd'hui, pour moi, il est tard... Mais tout n'est pas encore fini.

Un instant encore, la Dame se montra infiniment songeuse. Léone ne pouvait qu'entrevoir son étrange vie au travers de son témoignage.

- La vie n'est pas faite pour être observée à travers une lucarne, décréta soudain Agathe. Rien n'est si intense que lorsqu'il est éprouvé. Cependant, tandis que je vois tes pommettes se colorer un peu, peut-être pourrions-nous faire une entorse à cette règle. Qu'en penses-tu ? Souhaites-tu que je t'installe devant la fenêtre une heure ou deux ? La vue y est certainement plus attrayante que depuis le fond de ton lit.

Léone n'en revenait pas. C'était comme si Agathe devançait chacun de ses besoins. Elle se demanda furtivement si « ça ressemble à ça, d'avoir une mère ». Un peu déboussolée par tant d'égards, la Renarde agita bêtement son museau de haut en bas.

Agathe s'envola alors avec une énergie insoupçonnée à l'autre bout de la pièce et ses mains agrippèrent le dossier du fauteuil encastré sous le bureau. Monté sur de petites roulettes, il glissa jusqu'au lit.

- Peux-tu te soulever sur tes bras ? l'interrogea la Dame.

Pour Léone, ce fauteuil roulant fut un véritable cadeau de noël ! Agathe l'aida à s'installer avec douceur sur le siège. Méfiante, l'adolescente prit sur elle pour se laisser épauler. Elle n'avait pas franchement l'habitude d'être assistée. Une fois ses fesses maigrelettes bien assises, Agathe poussa le dossier et lui fit traverser la grande chambre en direction de la fenêtre. Les roues frottèrent le parquet dans un raclement répétitif. Rrrrl, Rrrrl. Le cœur de Léone battit plus fort à mesure qu'elle approchait de sa lucarne...

Au travers du carreau, le décor se déroula de haut en bas. L'immensité du ciel bleu lui sauta d'abord au visage ; cet espace infini tranchait radicalement avec la voûte sombre couvrant le Bas-Monde. Ici, les regards pleins de rêves jetés au ciel ne se brisaient pas contre la roche. Rrrrl, Rrrrl. La cime d'un albizia entra dans son champ de vision, où de petites fleurs violettes avaient éclos en grappe. Ses longs cils noirs clignèrent sous la surprise quand dans leur vol, deux mésanges perforèrent le feuillage ! Le fauteuil se rapprochait toujours et Léone distingua bientôt l'étage de deux maisons voisines. Les bâtisses se trouvaient à cent ou deux cents mètres plus loin et, l'une comme l'autre, arboraient un luxe inouï. Leur enduit clair impeccable mettait en valeur une architecture étudiée, abritant de bons volumes de vie. Une fenêtre de la demeure la plus proche était grande ouverte et, sous l'effet de la brise, un rideau blanc dentelé flottait à l'extérieur. Rrrrl, Rrrrl. Son nez enfin collé au carreau, Léone bénéficia d'un regard plongeant dans le jardin d'Agathe et sur la rue. Tout y était si ordonné et propre, mais pourtant si naturel... Les arbres, arbustes et fleurs étaient savamment dispatchés et taillés, tant dans le jardinet que sur la voie publique. Cette dernière, large d'environ quatre mètres, était joliment pavée et cheminait jusqu'au portillon d'Agathe ; la maison était située au bout d'une impasse.

Les lieux respiraient l'ordre, l'organisation et l'aisance.

Ce décor suffit à faire comprendre à Léone que rien ici ne fonctionnait comme dans le Bas-Monde. Elle se sentit déboussolée, perdue. Où se trouvait-elle ? Comment ferait-elle pour retrouver sa sœur sans aucun repère ? Sur qui pouvait-elle compter dans cette étrange aventure ?

- Je sais que tu ne te souviens de rien, mon enfant. Mais aie confiance en moi, veux-tu ? lui murmura alors Agathe.

Sans dévisser son regard du paysage, la Renarde acquiesça d'un mouvement mensonger de la tête. Oui. Aussi longtemps qu'il le faudrait, elle feindrait la confiance pour bénéficier des faveurs d'Agathe.

Soudain, Léone fut prise d'un doute... Sa réponse était-elle aussi mensongère qu'elle voulait bien le croire ? La farouche Renarde ne plaçait jamais sa confiance en un inconnu. Jamais. Pourtant il existait en cette Dame une chose qui la perturbait outre mesure, une chose en laquelle elle voulait croire. Et ce fut à ce moment précis, où les défenses de l'enfant du Bas-Monde faiblissaient, qu'Agathe chuchota au creux de son oreille :

- Octavia... Ton nom complet est Octavia Lila Agathe Neigemett. Et je suis ta grand-mère. La famille n'a jamais été nombreuse et malheureusement, le sort nous a enlevé le peu que nous avions. Cependant, à présent, nous sommes là, l'une pour l'autre. Sache que je prendrai soin de toi dorénavant. Et cette maison, cette fenêtre, sont tiennes.

Les doigts blancs de Léone s'agrippèrent à l'accoudoir du fauteuil.

Elle tenait là son sauf-conduit, son ticket magique pour le nouveau monde.

« Octavia » répéta Léone dans les méandres de son esprit.

Destination interdite (Tome 1 - La Tour)Où les histoires vivent. Découvrez maintenant