19 - Chapeau melon et bottes de cuir

56 10 4
                                    

Agathe faisait les cents pas dans son hall d'entrée depuis près d'une heure. Anxieuse, elle cogitait nerveusement :

« Georges ne devrait-il pas déjà être ici ? Mon Dieu... Est-il possible qu'il se soit fait prendre ? Non, voyons... Agathe, raisonne-toi ! s'ordonnait-elle. Saint-Augustin est un simple hôpital, non une chambre forte. »

En effet, l'opération ne consistait qu'à insérer un dossier dans la salle d'archives d'un hôpital, ouvert au public, où on déroulait toujours le tapis rouge à un éminent chercheur tel que Georges De Larivière. Rien d'insurmontable, en soi ! Mais Georges et Agathe n'avaient jamais fraudé de leur vie, pas même dans les transports publics... Aussi cette expédition constituait ni plus ni moins, une véritable mission, et la Dame se rongeait les sangs qu'il puisse arriver quelconque déconvenue à son partenaire. Tout à coup, la sonnette retentit ! Grâce à son Chi, Agathe sut que Georges se tenait sur le perron. De toute manière, elle n'attendait que lui. Sa main ridée et tremblante tourna doucement la poignée. Le battant s'ouvrit.

Les vieux se retrouvèrent plantés sur leurs talons, face à face.

Georges était raide comme un piquet. Il avait marché ainsi depuis l'hôpital, sans prononcer le moindre mot, le regard fixe devant lui, comme un automate. Ceci dans le but étudié de « ne pas avoir l'air suspect ». Quiconque aurait observé cette démarche improbable n'aurait effectivement pas imaginé que Georges De Larivière venait d'accomplir un méfait, mais plutôt qu'il souffrait d'un terrible problème de locomotion. Son visage, qu'il avait gardé impassible tout ce temps, se décrispa. Un sourire mi-gêné, mi-malicieux, se dessina sous sa moustache.

- Oh ! s'exclama Agathe en couvrant sa bouche de ses mains, l'air de ne pas y croire. Oh mon Dieu ! Vous avez réussi ! s'excita-t-elle, la voix grimpant dans les aigües.

Elle le tira à l'intérieur par la manche de sa veste et referma la porte d'entrée. Ils se dévisagèrent trois secondes encore, immobiles sur le parquet ciré, puis pouffèrent comme deux garnements.

- Haha ! Vous m'auriez vu ma chère ! se vanta enfin Georges. Personne ne m'a soupçonné. J'avais caché le dossier sous ma chemisette ! Vous vous rendez compte, sous ma chemisette ! rit-il aux éclats.

- Oh, Georges ! C'est digne d'un roman d'espionnage !

Confiné dans ce hall d'entrée, Georges détailla son aventure, mima les gestes accomplis et lui confia sa terreur quand une secrétaire bien intentionnée lui avait proposé un café tandis que les documents glissaient depuis sa chemisette jusque dans son pantalon. Il partagea enfin l'engouement triomphant qu'il avait dû taire en quittant, mine de rien, l'Hôpital. Bref, le gentleman fanfaronnait sous le regard émerveillé de la Dame.

- Hiii ! applaudit Agathe en sautillant sur place comme une puce.

Quand le duo réalisa ne pas avoir abandonné le hall d'entrée et que Georges portait encore son chapeau et sa veste, l'étiquette les rattrapa. Bon Dieu, l'excitation du moment avait conduit Agathe à lacérer ses devoirs d'hôtesse. Elle s'empressa d'aider Georges à ôter ses effets pour le conduire dans le salon, où fut servi illico un panel d'amuse-bouche.

- Voilà une bonne chose de faite. Mais gardons-nous de nous reposer sur nos lauriers, médita Georges en époussetant sa moustache à l'aide d'une serviette brodée.

Grignoter les avait aidés à apaiser leur fièvre victorieuse, mais l'émulsion était toujours là, sous-jacente, ils le ressentaient l'un comme l'autre. Néanmoins, avec l'âge venait l'expérience. Les anciens connaissaient les revers de l'euphorie et la nécessité de mijoter à froid, les projets susceptibles d'être lourds de conséquences.

- Oui, vous avez parfaitement raison, concéda Agathe. Ne nous emballons pas et envisageons la suite prudemment.

- À présent que le dossier est rangé dans les archives de Saint-Augustin, nous devons répandre l'heureuse nouvelle du retour d'Octavia, rebondit Georges. La version distribuée doit, dès le début, être fidèle à celle inscrite sur le dossier médical. Ainsi, nul n'aura de raison de douter. Bien-sûr si nous faisions du porte-à-porte pour annoncer la nouvelle, notre démarche aurait immanquablement l'air suspecte. Non, l'information doit être colportée naturellement. Je dirais même, dans l'idéal, par d'autres que nous.

- Un peu comme un bon ragot... soumit Agathe songeuse.

- Tout à fait.

Georges se tut et l'observa. L'océan bleu des iris d'Agathe pétillait de facétie.

- Et si je ne m'abuse, vous avez de la suite dans les idées, ma chère... devina-t-il.

- Je vais me remettre au bridge ! s'esclaffa Agathe en pointant un index complice en sa direction.

Le bridge. Un sport de l'esprit dans lequel Agathe avait excellé grâce à son Chi. Elle l'avait pratiqué des décennies au sein du prestigieux club, exclusivement féminin, Minerva. Hormis leur amour du jeu, autour des tables rondes, les adhérentes du très huppé Minerva s'adonnaient à leur indécrottable passion pour les ragots.

- Haha ! Je ne connais pas mieux ! explosa Georges tel un galopin.

La semelle du gentleman venait d'écraser un amuse-bouche sur le tapis hors de prix du salon, mais ni lui ni Agathe ne s'offusquèrent de cette sauvage entorse à la propreté. L'intraveineuse de fougue et de jeunesse se déversait à trop grand flux dans leurs vieilles enveloppes charnelles. Le duo surmontait les étapes de leur projet en roues libres. Rien ne les arrêtait plus.

Ce fut ainsi que Georges De Larivière et Agathe Neigemett, deux bourgeois propres sous toutes coutures, s'improvisèrent Chapeau melon et Bottes de cuir, et glissèrent dans les travers d'une destination qui leur était interdite.

Destination interdite (Tome 1 - La Tour)Où les histoires vivent. Découvrez maintenant