La Tour - 14ème jour

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Vingt-six heures dans l'obscurité totale. Léone ignorait ce décompte. Elle traversait une tranche de la Tour entièrement dépourvue de meurtrières. En l'absence de ces ouvertures, une nuit immuable enveloppait l'endroit de son manteau. Son prodigieux cadran solaire avait volé en éclat en même temps que la lumière avait fichu le camp. « Quelle heure il peut être ? L'après-midi débute ou s'termine ? » Sa cervelle s'y perdait, arpenter à l'aveugle désorientait. Léone était aspirée dans une spirale hors du temps, comme si ses genoux s'enlisaient dans les grains d'un sablier que l'on retournait sans cesse.

Ses pupilles, natives du Bas-Monde, excellaient habituellement à percer la brume et les ombres. Son acuité visuelle avait toujours régné en maître parmi ses pairs. Malgré tout, là où toute source de lumière périclitait, même ses grands yeux noirs échouaient à discerner les contours du décor.

Dans ces circonstances, Léone était incapable de jouer, tout en s'allongeant sur une marche, à scruter le cœur de l'escalier pour tenter d'y distinguer le sommet. « Foutu Tour » maugréa Léone. Dire qu'il s'agissait du quatorzième jour d'ascension... Quelle frustration ! Selon la rumeur, quinze jours de voyage permettaient de gagner le sommet. Son périple prendrait-il fin dès le lendemain ? L'absence de meurtrières était-elle le premier indice annonciateur du terminus ? « Pourvu qu'oui ! » escompta la renarde.

Telle une aveugle savante, elle se repérait au toucher et veillait à ne jamais s'éloigner de la paroi de l'édifice. Ses paumes rappaient inlassablement la roche poreuse dans un bruissement continu. Ses pieds trébuchèrent parfois, mais peu, la hauteur et la largeur des marches étant rigoureusement régulières. En fin de compte, l'aveuglement n'enrayait que modérément son avancée.

L'effet néfaste de sa cécité était tout autre - il nourrissait sa solitude et lui grignotait le moral de minute en minute.

Lorsque Léone sentit son humeur devenir morose au point d'en altérer son ardeur dans l'effort, elle cessa de grimper, s'assit et ramena son vieux sac sur ses genoux. Ses doigts blancs détachèrent l'unique boucle de cuir fermant le bagage et plongèrent en excursion à l'intérieur. Ils furetèrent, palpèrent, pour identifier. Sa main se referma brusquement sur une botte ficelée comprenant quatre longues tiges de cire.

- Je l'ai ! se contenta Léone en l'extirpant du sac.

Son pouce fit glisser une tige une hors de la botte qu'elle déposa religieusement entre ses pieds. Selon le même procédé, ses doigts fouillèrent une seconde fois dans son bric-à-brac et s'emparèrent des allumettes. Crac. Le frottement d'une tête rouge provoqua une étincelle vermeille dans le noir et distilla un fumet carbonisé. Le bâtonnet enflamma la mèche de la bougie que Léone tint bien droite en la pinçant entre son pouce et son index. La cire coula sur sa peau et sa morsure créa une drôle de grimace sur le minois Léone. Quand le liquide onctueux eut suffisamment dégouliné pour fixer la bougie au sol, la brunette mit ses doigts dans sa bouche pour calmer sa brûlure.

Son regard charbon s'abreuva alors de la lumière comme si cette dernière était aussi essentielle à sa survie, que l'eau et les vivres subsistant dans son bagage. La flammèche dansa sous ses yeux. Ensorcelante. Des ombres tournoyèrent sur la parois interne de la Tour, dans un bal mystique et gracieux. Le chatoiement d'une flamme avait toujours exercé ce réconfort sur son âme. Léone s'en voulut de ne pas y avoir pensé plus tôt. Elle n'avait pas touché aux bougies alors qu'elle approchait la fin de son périple.

Tandis que la lumière rougeoyante valsait, Léone repensa à ce portrait artistique haut en couleur que Makoo avait esquissé sur un mur de béton gris. Des dizaines d'inconnus avaient religieusement déposé des cierges au pied de ce tableau sauvage. À la lueur de sa propre bougie, sa mémoire ravivait ce merveilleux hommage au défunt humoriste. Le délit que Makoo et elle avaient perpétré après, lui revint aussi...

La chose n'avait été que justice, non ? Jusqu'à l'incident, Léone avait ardemment cru avoir eu raison d'accomplir ce qu'ils avaient accompli. Il avait été question d'agir au-delà de leur intérêt et de délivrer une missive aux résidents du Bas-Monde. Il fut beau de penser de la sorte, même un court instant.

Pourtant aujourd'hui, peu importe la façon dont son ciboulot tentait de disculper son acte, leur délit était pour elle à l'origine de la chaîne d'événements l'ayant conduite dans cette Tour. Tout ceci lui laissait un goût amer. Ce fameux jour, Makoo et elle n'avaient-ils pas refusé d'appliquer l'un des adages du Bas-Monde ? Par un coup du sort, cet adage se révélait être le même que celui que le père de Céleste avait rejeté six ans plus tôt... Et Dieu savait où son ignorance l'avait conduit.

« Aussi grave soit le sort de celui qui n'est pas de ton Cercle, détourne le regard »

Ces mots résonnèrent dans son crâne telle une leçon bien apprise. Mais volontairement ignorée. Oui. Makoo et elle s'étaient affranchis de cette recommandation et la voilà en train d'en payer le prix.

- La justice... marmonna Léone dans les ténèbres.

Elle n'aimait pas ce mot. Il sonnait faux dans sa bouche. Son âme venimeuse ne dissimulait certainement pas une justicière. Ce trait de caractère ressemblait peut-être davantage à Makoo. Aussi... Pourquoi avait-elle commis ce délit ?

- Par vengeance, souffla Léone et la flamme de la bougie vrilla sous le mouvement de l'air.

Oui. La vengeance. Voilà qui rimait mieux. Léone était parfaitement lucide sur la qualité de sa personne et elle ne s'identifiait certainement pas en une idéaliste nourrissant des rêves de justice, pour un peuple violent qui avait mérité son misérable destin. Le jour de leur méfait, son épiderme avait frémi de vibrations grisantes. Assouvir sa vendetta, laisser déferler sa colère, cela en compagnie de son intrépide mousquetaire. Lorsqu'elle se comportait ainsi, Léone avait la sensation de renvoyer à ce monde les coups qu'il lui avait distribué. Son cœur avait battu la chamade. Celui de Makoo aussi. Elle l'avait lu dans ses prunelles.

Maintenant que le recul lui permettait de connaître les répercussions de son acte, Léone culpabilisait d'avoir autant chéri leur escapade.

Ce qu'ils avaient exécuté fois-ci, aurait dû rester caché pour toujours.

Destination interdite (Tome 1 - La Tour)Où les histoires vivent. Découvrez maintenant