11 - L'Holomemory

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Les doigts de Léone saisirent le pyjama plié sur la chaise. En pinçant le vêtement par les épaules, il se déplia sous son regard. Des fleurs rouges parsemaient un fond brun soyeux jusqu'au col. Elle défit les petits boutons pourpres et l'enfila sur son dos nu. Le satin caressa agréablement sa peau. Ses blessures externes étaient bien refermées maintenant, le contact de ses habits l'agressait plus. Seule une grande plaie couvrant son avant-bras jusqu'à sa main peinait à guérir. À l'endroit de cette déchirure, Léone se souvenait avoir distingué ses os tandis qu'elle rampait dans la forêt.

Son museau s'enfouit dans le col du pyjama et inhala le doux parfum de la lessive d'Agathe. Jamais elle ne s'était sentie si propre. Elle ignorait pourquoi, mais la Dame mettait à sa disposition un nouveau pyjama, tous les jours. Elle l'enfilait sans poser de question mais ne pouvait s'empêcher de trouver ça dingue. De sa vie, Léone n'avait détenu qu'un ou deux vêtements de rechange, et là voilà maintenant qui ne portait pas le même pyjama deux jours de suite. Elle se souvint d'Ania qui gardait parfois le même pantalon trois semaines d'affilée, par flemme d'effectuer sa lessive. Makoo la sermonnait : « Deux semaines max', Ania. Au-delà, c'est crado ! » Au Terrier, on n'avait pas les mêmes valeurs.

Léone se planta devant le miroir sur pied siégeant au coin de la pièce. Elle se trouva une fière allure, dans son pyjama. Le tissu brillait, il n'était même pas troué. Si elle s'était pavanée ainsi devant ses Renards, ils l'auraient prise pour la Reine de Saba et auraient singé des courbettes. Ça la fit marrer un coup, devant la glace.

Les pas d'Agathe résonnèrent dans le couloir. Léone s'empressa de lui ouvrir la porte, car cette dernière devait avoir les bras chargés... d'albums-photos. C'était le programme de l'après-midi. La Dame désirait lui montrer de vieilles images. « Ne sait-on jamais mon enfant, cela pourrait stimuler ta mémoire » avait-elle exposé. Léone appréhendait.

- Merci, ma petite, glissa Agathe en entrant.

La brunette fut surprise de constater que son hôte n'apportait aucun album. Ses vieilles mains ne tenaient qu'un plat de gâteaux et... un étrange objet. Il s'agissait d'une boule métallique, grosse comme une balle de tennis, perforée de petites cavités rondes en surface.

La Dame l'invita Léone à s'assoir.

- Je nous ai préparé un saladier de mini-biscuits salés pour le visionnage, roucoula l'hôte avec un air complice.

D'un geste élégant, Agathe happa un gâteau et le porta à sa bouche. Ce dernier avait beau être friable, pas une miette ne salit le coin de ses lèvres. À côté, la main blanche de Léone empoigna cinq mini-biscuits d'un coup. Après un forcing déraisonnable, la montagne entra dans sa gueule. Quand la trombine de la Renarde pivota vers Agathe, on aurait dit que deux balles de ping-pong logeaient dans ses joues. Léone regretta d'avoir été si goulue, elle n'arrivait plus à mâcher. Le tout formait une grosse pâte sous son palais. Elle n'osa tout de même pas en recracher la moitié devant son hôte pour la remanger après, car Léone tentait sincèrement d'être polie.

- Tu es a-do-ra-ble ! s'extasia Agathe devant ses joues boursoufflées.

La grand-mère emplit sa jauge de bonheur quotidienne en contemplant l'enfant une fraction de seconde supplémentaire, puis s'activa. Sa main ridée saisit la boule métallique et la lança brusquement au sol. Dans un crac, l'objet heurta le parquet et roula jusqu'au centre de la pièce. Il s'y arrêta de lui-même. Léone observa cet usage, incrédule.

- Une fois, l'Holomemory s'est cassé en atteignant le sol. Au prix que cela coûte, je peux t'assurer que les commerciaux de Souvenirs et Compagnie ont jugé bon de m'en restituer un, gratuitement, après notre réclamation. Hihi, il faut dire que ton grand-père avait cette force de la voix, très convaincante.

Léone ne comprit pas tout mais sourit en retour. Du biscuit décorait ses dents.

- Ça commence ! s'exclama Agathe.

La boule émit un clac et projeta soudain des faisceaux lumineux depuis ses orifices ! Lorsque l'hologramme apparut, la toux de Léone provoqua un charmant postillon de matière dans l'espace. La scène se jouant devant elle était incroyable. Ce fut comme si une pièce surgissait dans leur propre pièce. Plus exactement, le salon du rendez-de-chaussé venait d'emménager dans la chambre lavande. Par un étrange effet d'optique, les murs mauves ne se formalisèrent pas d'accueillir une pièce deux fois plus spacieuse.

Et dans cette scénographie, trois personnes se dessinèrent, que l'on crut faites de chair et d'os ! Le cerveau de Léone fut d'ailleurs trompé un instant. S'il n'y avait pas eu ce léger effet de transparence qui lui permit de distinguer le faux du vrai, elle aurait été capable de sauter à la gorge des intrus. Mais, dans ce spectacle, rien ne bougeait. Ces individus se tenaient là, immobiles. Léone tendit le doigt vers le costume de l'homme pour le toucher. L'image fut troublée un instant, puis réapparut. Un léger picotement électrique titilla son épiderme. Cette sensation écartée, son index semblait avoir plongé dans le vide. Cette sensation était un échantillon l'hologramme à l'effigie de météorite qu'elle avait traversé.

- Voici ton grand-père, présenta Agathe, émue. Qu'il était bel homme dans son costume.

Léone détailla l'intéressé. Il devait avoir la quarantaine, pas plus. Celui-ci se tenait accroupi et tendait les bras devant lui en direction d'un petit garçon. Plus loin, une femme, d'une beauté inouïe, riait dans ses mains en observant le garçonnet. Des cheveux blonds, presque blancs, s'échappaient à son grand chapeau bleu. Ses yeux clairs pétillaient d'émotion tout en luisant d'un brin de malice. C'est ainsi que Léone la reconnut... Agathe Neigemett. Mon Dieu, ce qu'elle avait été belle !

- Je m'en souviens comme si c'était hier. Ton père n'avait pas plus de quatre ans. Il voulait porter son assiette seul jusqu'à la table, mais s'est pris les pieds dans le tapis. Hihi. Il ne s'est pas fait mal, mais sa fierté en a pris un sacré coup.

En effet, posté sur ses fesses entre les deux adultes, sa marinière boutonnée et le visage parsemés de purée, le garçonnet pleurait rageusement. Son grand-père s'apprêtait à le prendre dans ses bras pour le consoler et la jeune Agathe, hilare, dissimulait mal son fou-rire. Le réalisme de la scène était si palpable que Léone eut la sensation de la vivre à leurs côtés. Puis l'Holomemory enchaîna avec une seconde capture du passé. Et encore une autre. La Dame commenta longuement chaque cliché et se ressourça dans chacun de ces souvenirs.

Sous le regard éberlué de Léone, le garçonnet qui s'était pris les pieds dans le tapis grandit. Il devint un adolescent dégingandé, puis un homme élancé au nez aquilin. Son visage conserva les traits fins de sa mère, mais il hérita des cheveux bruns et des iris sombres de son père. Ce fils prodige recueillit toute l'attention d'Agathe, mais Léone ne s'y intéressa guère. Elle ignora ce fils perdu, il lui était invisible. Sa mémoire n'imprima ni son nom, ni celui du mari d'Agathe. La vague ressemblance entre le regard charbon du garçonnet et ses iris noirs à elle lui semblait surfaite. Léone s'étonnait même que cela ait pu convaincre la Dame.

Pourtant la Renarde était bel et bien captivée par l'ouvrage de l'Holomemory. En réalité, son attention était entièrement plongée... dans l'arrière-plan. Ces décors, dans lesquels la famille posait, étaient ceux des Plateaux. Y surgirent des monuments historiques aux proportions hallucinantes et aux architectures fabuleuses ! Des peintures de grands Maîtres perdues dans de longues galeries d'art. Des mammifères plus gros qu'un homme. Des restaurants bondés de monde ! Quand bien même Léone aurait pu parler, elle serait restée sans voix devant ce fantastique défilé d'hologrammes. Il y avait dans ces décors, du mystère, du somptueux et du grandiose ! Ses pupilles enregistraient les détails avec frénésie et passion. Ses fesses sursautèrent de surprise sur son fauteuil et ses lèvres ne cessèrent de s'arrondir sous l'étonnement.

Oui, rien ici ne ressemblait au Bas-Monde.

En aventurière digne de ce nom, Léone en eut l'eau à la bouche. Ses jambes résistèrent difficilement à l'envie de courir à l'extérieur pour découvrir tout ça par elle-même. Son cervelet peinait à croire que de telles choses puissent exister.

Puis, au cœur de ces clichés, un nouveau protagoniste fit son apparition. Un bébé... La fameuse Octavia Neigemett.

Destination interdite (Tome 1 - La Tour)Où les histoires vivent. Découvrez maintenant