Ramant sans fin, Léone naviguait au cœur des ténèbres. Parfois la noirceur se dissipait, de la lumière scintillait au bout de sa longue-vue, alors la Renarde y croyait : elle allait se réveiller. Puis le néant contre-attaquait et l'oppressait, comme si elle se trouvait dans une boîte dont les parois rétrécissaient jusqu'à l'écraser.
Tout était de nouveau fini.
Néanmoins, Léone ne lâchait rien et revenait à la charge, harcelant le Tout-Puissant de son obstination. Ainsi la noirceur, exaspérée, lui concéda un espace entre la vie et la mort. L'aventurière y imposa sa loi si bien que le néant lui céda davantage de terrain, jusqu'à ce qu'elle sente une chose nouvelle. Son corps.
« Tiens, t'es encore là toi ? » s'étonna la Renarde. La douleur et l'épuisement le malmenaient, mais il n'avait pas rendu son dernier souffle. Puis inexplicablement, son corps récupéra vite. Ses membres fantômes renaissaient un à un. Le phénomène était encourageant, mais également « anormal » reconnut Léone. On aurait dit qu'on la... soignait.
Qui s'occupait d'elle comme ça ? D'inquiétantes suppositions s'immiscèrent sous sa caboche formatée par le Bas-Monde. « Ce sont les vieux qui m'ont aidée ? Mortecouille... Ils me veulent quoi, ces trous du cul ? » Otage, esclavage, prostitution furent les pronostics les plus évidents. Après tout, son univers fonctionnait ainsi. Cependant, ces effrayantes perspectives n'annihilèrent ni sa résolution, ni son optimisme. « Bon, l'plus important, c'est que j'suis en vie ! ». Elle tiendrait bon quel que soit le sort réservé par ses ravisseurs. Rusée et calculatrice, Léone projetait déjà d'être docile et de feindre la peur pour mettre ses hôtes en confiance. Puis, lorsque l'occasion de fuir ou de les poignarder dans le dos se présenterait, elle n'hésiterait pas une seconde. Ceci était une question de survie.
Son ciboulot reprit ses esprits et fut à présent tout conscient dans son corps. Ses paupières restèrent volontairement closes - Léone jouait la morte. Elle gagnait du temps pour élaborer son évasion et saisir des informations au vol, tandis que les étrangers l'imaginaient assoupie. Ils étaient tout proches. Léone les entendait, à proximité de là où on l'avait allongée.
Les deux vieux discutaient, ou plutôt débattaient. Pas trop fort. Leurs voix étaient calfeutrées, comme quand Léone s'adressait aux Renards tandis que Céleste dormait. « Ou comme deux salauds qui complotent » se corrigea-t-elle, conditionnée. Ses oreilles captèrent tout de même leurs mots sans effort.
Et leur façon de s'exprimer... Léone ne put réprimer un haussement de sourcil de surprise ! Elle qui désirait jouer la morte. Heureusement, ils ne remarquèrent pas son traître mouvement.
Jamais la Renarde n'avait entendu des individus parler ainsi. Ces deux-là conversaient comme les gens de l'époque, ceux dont elle lisait les lignes de dialogues bien faites dans des romans de Makoo. Dans le Bas-Monde, on grignotait les phrases et les liaisons, on posait les questions à l'envers, on utilisait toujours les mêmes mots pour être compris de tous. Mais eux... Que leurs tournures de phrase étaient bien faites, que leur vocabulaire était riche, que leur accent était chantant !
« Bordel, ils viennent d'où ? » s'interrogea Léone plus que jamais attentive à leur conversation.
L'homme et la femme n'étaient pas d'accord. Il n'existait pourtant aucune animosité entre eux, simplement, ils argumentaient, défendaient leurs points de vue. Ils parlaient d'elle. Formaient des hypothèses sur la raison de sa présence dans les bois... Ils se trompaient.
Léone tomba subitement des nues quand elle entendit la femme s'emporter :
- Mon cœur ne me ment pas, je reconnais en cette adolescente ma petite-fille !
Ça alors ! Elle ne l'avait pas vu venir. La vieille la prenait pour un membre de sa famille. Une personne de son Cercle. La fausse morte déglutit discrètement sous la surprise. Les rouages de son cerveau relancèrent leur mécanique. Cela ouvrait de toutes nouvelles perspectives... La Renarde, avide, continua d'épier.
L'homme était raisonnable. Il recommandait à la femme de ne pas s'emballer. Il s'évertuait à présenter un tableau lucide de la situation, tout en utilisant un vocabulaire si riche que Léone peina par moments à comprendre. La vieille, elle, était dominée par ses émotions, mais n'en était pas moins maline. Il existait entre ces deux-là une dynamique bien rodée.
« Ils doivent bien s'connaître » en déduisit l'espionne.
Puis un souvenir s'imposa à elle. Celui de la Favorite du Lieutenant, éplorée dans les rues du Bas-Monde. Léone se remémora le curieux ascendant que la belle avait eu sur l'homme de main du Warrigal. Une confidence avait échappé à ce fantassin, une révélation faite à l'insu de son coéquipier pour les beaux yeux de la Favorite. Léone décela chez l'étranger la même faiblesse. La femme possédait un ascendant identique sur son compagnon. S'en rendaient-ils seulement compte ?
« Si je joue l'jeu de la femme, j'tiens l'homme » conclut Léone.
Confortée par cette observation, elle se risqua à ouvrir les yeux.

VOUS LISEZ
Destination interdite (Tome 1 - La Tour)
Mistero / ThrillerAu coin des ruelles sombres et nauséabondes du Bas-Monde, calfeutré dans le noir, on le chuchote tout bas... « Les Tours sont maudites. » Mais personne n'en sait plus. Sur la Terre, les rumeurs, mythes et légendes se répandent dorénavant comme une t...