14 - Le secret d'Aretha Franklin

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Lorsqu'Agathe écarta les rideaux de la chambre de bon matin et que le soleil heurta de plein fouet les paupières de Léone, le réveil fut rude. Son excursion secrète l'avait mobilisée six heures, autrement dit, la nuit avait été brève.

- Regardez-moi ces grands cernes ! avisa la grand-mère. As-tu mal dormi, mon ange ?

La Dame débordait d'attention et de prévenance. La convalescente lui retourna un sourire contrit, à mi-chemin entre acquiescement et excuse. Agathe dépensait beaucoup d'énergie à la remettre sur pied et elle dilapidait ses efforts en escapade nocturne. Pourtant de l'énergie, malgré son âge, Agathe en avait à revendre. Tel un feu-follet remonté à bloc, l'hôte s'agitait aux quatre coins de la pièce :

- Tiens ma petite, voici ton petit-déjeuner. Tu vas reprendre des forces et cet après-midi, une bonne sieste te feras du bien !

Le plateau garni déposé sur ses genoux était, comme d'habitude, fort appétissant. Un écrasé de fruits rouges s'enfonçait dans une couche de beurre salé, étalé sur deux généreuses tartines de pain frais. À côté, un jus kiwi-banane colorait le verre d'un jaune onctueux, ponctué de grains marrons. Le manque de sommeil n'altéra en rien l'appétit de la Renarde et sitôt attrapée, la tartine trouva le chemin de sa gueule. Une explosion de sucre gouverna ses papilles ! Ce goût acidulé lui donna la sensation d'absorber une gorgée du soleil qui irradiait derrière les carreaux. Les fruits frais, voilà une trouvaille que Léone validait à cent pour cent. Coupés de lumières, les arbres fruitiers peinaient à émerger des profondeurs du Bas-Monde. Quelques fruits d'exception, couvés sous des lampes à iodures ou au sodium, parvenaient à maturité pour être systématiquement conditionnés dans du sirop en vue de leur conservation. À contrario chez Agathe, les produits frais défilaient en farandoles. Chaque repas contenait son lot de découverte culinaire, pour son plus grand plaisir.

La grand-mère ne se lassait pas de l'appétit inaltérable d'Octavia et patientait à ses côtés, jusqu'à la dernière miette. Comme de coutume, pour compenser le mutisme de l'enfant et parce que sa gaieté ne flanchait pas depuis son arrivée, la Dame entretenait un long monologue que Léone écouta poliment. Lorsque l'adolescente aspira les dernières gouttes du jus dans un slurp final, Agathe se déplia comme un ressort pour débarrasser. Le rituel matinal s'enclenchait alors : se lever, se laver, s'habiller, puis errer dans la demeure dans l'attente du déjeuner. Heureusement, Léone pouvait désormais accomplir ces tâches seule. Plus que son indépendance, elle avait le sentiment d'avoir retrouvé sa dignité.

- Lorsque ta jolie frimousse sera propre, retrouve-moi au salon, glissa Agathe en emportant le plateau.

Une heure plus tard, Léone sentait bon la rose. Elle descendit l'escalier en grimaçant. Ses jambes raides comme des piquets l'obligèrent à se contorsionner pour pallier aux courbatures. Arrivée au rez-de-chaussée, le parquet vitrifié du hall craqua sous ses pieds. Depuis la cuisine en face, un fumet délicieux s'échappait des fourneaux. À n'en pas douter, la chef cuisto élaborait encore un déjeuner alléchant. Sa langue en salivait déjà.

« Retrouve-moi au salon. » Les instructions d'Agathe lui revinrent à l'esprit et Léone bifurqua sur sa droite.

La double porte grande ouverte offrait une large entrée sur le salon. Cette vaste pièce aménagée dans un style charleston, se pavanait d'une élégance sans nom. Au sol un immense tapis rond aux motifs ocres, verts et framboises, tranchait par ses couleurs vives avec le blanc matte des murs et fenêtres. Des meubles en bois laqués, aux courbures raffinés, supportaient aux quatre coins de l'espace quelques sculptures et objets dorés clinquants. Du plafond, pendait un lustre habillé d'une cascade de perles. La maison avait beau être pourvue d'inventions futuristes, celles-ci étaient habilement dissimulées et préservaient le charme de la décoration. Ce havre de raffinement aurait sans doute pu plaire à Gatsby le magnifique lui-même, si l'homme avait été moins mégalo.

Léone vit le dos d'Agathe s'activer dans un recoin de la pièce. Pleine d'énergie (ses piles n'étaient définitivement jamais à plat), la Dame triturait un gros objet en forme de trompette. Léone regarda par-dessus son épaule : « Mais qu'est-ce qu'elle fabrique ? » Agathe se décala pour lui dégager la vue et s'enquit :

- Tu aimes toujours la musique ? Petite, tu en raffolais.

« V'la au moins un point commun entre nous, Octavia » songea Léone en hochant la tête pour répondre « oui ». Un splendide sourire de satisfaction illumina le visage d'Agathe. Ce qu'elle pouvait paraitre jeune dans ces moments-là ! Ces métamorphoses étaient rafraichissantes. C'était comme si derrière ses rides, surgissait par moment sa trogne d'antan. « Alors, c'est à ça qu'ressemble un vieux » étudia Léone qui n'en avait pas côtoyer beaucoup.

- Que pourrait-on écouter ? Oh ! (Une idée lui vint.) Ce vieux best of d'Aretha Franklin ! Je l'adore. Une vraie féministe, cette femme. Ça, c'est quelque chose qui s'écoute entre filles ! déblatéra Agathe pleine d'entrain en triturant le gramophone.

Léone détailla l'objet avec curiosité. Il lui semblait avoir déjà aperçu quelque chose de ressemblant dans les livres de Makoo. Il s'agissait d'un fort bel objet.

- Bien évidemment, il ne s'agit pas d'un vrai, commenta la Dame en caressant du bout des doigts l'entonnoir doré. Il s'agit d'une jolie réplique d'un modèle paru dans les années 1900, mais il n'a pas l'âge de son apparence. Outre chez certains propriétaires fortunés, les gramophones d'époques sont précieusement conservés au musé. Mon rêve serait d'en avoir un véritable, gloussa Agathe en jaugeant son rêve un peu fou.

Les prunelles noires de Léone détaillèrent le gramophone, dubitatives. Ce truc pouvait-il réellement jouer de la musique ? Fallait-il taper dessus ? L'enfant du Bas-Monde mourrait d'envie de le secouer pour en avoir le cœur net. Bien-sûr, si elle avait cédé à sa pulsion, la brunette aurait eu l'air d'un vulgaire macaque secouant un sac au zip fermé pour y choper une banane. Consciente du ridicule dont son ignorance pouvait la couvrir, Léone laissa à Agathe le soin d'activer la trompette dorée. En pianotant sur un écran à proximité, la Dame sélectionna son choix dans sa bibliothèque musicale, puis se retourna triomphante.

Instantanément, une fantastique voix de femme s'extirpa de l'entonnoir et fit vibrer les bibelots clinquants du salon. Une voix comme Léone n'en avait jamais entendue ! « Incroyable ! » s'ébahit-elle. Existait-il réellement des femmes dotées d'un talent pareil dans le monde ? Cette puissance, sur fond de piano et de saxophone lui colla des frissons dans le corps. Cette énergie folle réchauffa illico son âme. « Makoo... Si tu pouvais entendre ça ! » pensa Léone avec émotion.

Dès les premières notes, Agathe glissa au centre du salon et se mit à lever ses épaules une à une en rythme. Puis elle enchaina deux pas sur la gauche, un pointé du pied et un claquement de doigt ! Ses hanches se balancèrent dans le sens contraire de son buste et hop, Agathe fit voler ses jupons en effectuant un tour sur elle-même ! La mâchoire de Léone se décrocha de stupéfaction. La vieille était encore sacrément souple.

« Mortecouille ! Elle a le rythme dans la peau c'te mamie ! »

Ce fut plus fort qu'elle, un sourire tordit ses lèvres pâles. Observer la Dame bouger ainsi était exquis ! Léone se surprit à claquer elle-même du talon en rythme. Son entrain ne passa inaperçu auprès d'Agathe qui s'empressant de l'attraper par la manche pour la tirer sur la piste improvisée. Si l'ambiance n'avait pas été aussi détendue, Léone se serait certainement défendue violemment face à ce geste. Pourtant, tel un cobra indien, l'adolescente fut charmée par la passion d'Agathe et transportée par la mélodie. Ses doigts blancs claquèrent de concert avec ceux de la vieille. Une complicité inattendue s'installa entre elles. Leurs regards se croisèrent et brulèrent de malice. Toujours en rythme, Agathe lança sa tête en arrière pour chanter quelques mots avec la grande Aretha et sa chevelure argentée suivit le mouvement. En se redressant, elle envoya un clin d'œil à Léone qui gloussa à son tour.

Le temps d'une chanson, cette mamie fit sauter la carapace de Léone en quelques coups de cuillère à pot. Makoo et Ania en seraient restés pantois.


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Ps : une vidéo clin d'œil en fin de chap !


Destination interdite (Tome 1 - La Tour)Où les histoires vivent. Découvrez maintenant