14 - Le secret d'Aretha Franklin *

101 13 12
                                    

Ce ne fut qu'à l'ultime chanson de Franklin, quand seul le silence filtra du gramophone, que l'âge d'Agathe la rattrapa. Ses poumons essoufflés crachotèrent une toux retenue, qu'elle camoufla poliment du plat de la main. Tout aussi envoutée par la musique, Léone se rendit compte qu'elle avait encore ignoré ses jambes douloureuses.

- Ça alors, nous avons dansé un album entier ! s'étonna Agathe. Mince et ma marmite sur le feu, je l'ai complétement oubliée !

La Dame se précipita dans la cuisine et Léone lui emboita le pas tant bien que mal. Ses gambettes toutes raides la dotèrent de la grâce d'un Playmobil.

- Fort heureusement, il n'y a pas mort d'homme ! Ma savante gazinière a dû réduire automatiquement le feu tandis que nous nous amusions, se félicita Agathe.

« Encore une invention que Mak' aurait approuvée » songea Léone en posant ses fesses sur une des chaises hautes de la cuisine. Les deux piquets lui servant de jambes se plantèrent droit sur le carrelage. Cette pensée pour son mousquetaire fit resurgir ses préoccupations. Son souci avait été momentanément endormi par la voix d'Aretha. La musique exerçait toujours cet effet médicinal. Les mélodies la capturaient, éloignaient ses tracas et domptaient ses démons. Mais lorsque le silence revenait, le charme était rompu. Les rouages de son cerveau tortueux redémarraient et ses obsessions la tourmentaient.

« Céleste. » Le prénom de sa sœur lui revenait en boucle. Un pincement de honte la piqua au cœur. Dire qu'elle dansait avec Agathe, tandis que sa sœur subissait peut-être le martyre quelque part. Mais que faire ? Repartir en expédition nocturne ? « Une vie entière suffirait pas à explorer tous les Plateaux... » rumina Léone. Et sur la route, quelle menace surgirait ? Hier encore, elle envisageait les hommes des Plateaux en brebis naïves. Mais depuis cette rencontre du troisième type la nuit dernière, son jugement évoluait. Certains d'entre eux pourraient se révéler dangereux. Léone secoua le nez et s'ébroua comme un canasson. Elle ne voulait pas penser à cet énigmatique inconnu.

Son attention se reporta donc sur la cuisinière s'activant au fourneau. La Dame lui tournait le dos. « Quelle inconscience... » songea Léone. Agathe ignorait tout de sa sauvagerie meurtrière. « Si y a bien une brebis inoffensive sur cet' terre, c'est elle » pensa la Renarde en l'observant remuer sa marmite à l'aide d'un ustensile rutilant. Léone n'avait jamais été aussi proche d'un adulte, autre que sa mère et le père de Céleste bien-sûr. Rester dans la même pièce qu'Agathe sans guerroyer était déjà déstabilisant ; partager une danse était carrément inattendu. Bien que cela restait incompréhensible, Léone était forcée d'admettre que, par moment, cette vieille brebis lui inspirait « confiance ». « Ça doit être à cause d'la bouffe » se justifia l'adolescente. Le délicat fumet conquérant la cuisine conforta son analyse. « Comment elle fait pour qu'ça sente si bon ? »

Les doigts ridés de la chef cisaillaient du persil, adaptaient le feu, touillaient les légumes à rythme raisonnable. D'un coup d'œil par-dessus son épaule, Agathe surprit avec amusement l'attention que lui portait son Octavia. Peut-être en rajouta-t-elle donc pour l'impressionner en effectuant d'amples mouvements pour assaisonner son plat, alors qu'un minuscule geste de l'index et du pouce aurait suffi à saupoudrer sel et poivre. Son effet de manche ne manqua de subjuguer Léone qui, si elle avait pu parler, aurait exprimé un joli « Oooooh ».

- Je te prépare une ratatouille, expliqua la cuisinière. C'est une recette que je tiens de ma mère, autrement dit de ton arrière-grand-mère Hariette. Je sais que les goûts évoluent avec l'âge, mais lorsque tu étais enfant, tu adorais la ratatouille. De toute manière tu n'étais pas difficile. Je dirais même que tu étais une sacrée gourmande ! s'esclaffa Agathe.

Léone sourit poliment en retour, secrètement satisfaite de se découvrir un nouveau point commun avec Octavia. Simuler la gourmande ne demanderait aucun effort.

Les paumes de la vieille étaient couvertes de résidus de persil. Agathe se rinça abondamment les mains et pivota méthodiquement à gauche, en direction d'un torchon suspendu deux bons mètres plus loin. Abasourdie, Léone sauta sur ses pieds ! La Renarde retint de justesse un cri de stupeur quand elle vit le torchon sauter de son perchoir. Il sembla animé d'une volonté propre. Le carré de tissu venait littéralement de voler vers Agathe !

Le soubresaut de Léone fut si abrupt que sa chaise haute bascula et chuta lourdement au sol. Un bruit métallique grave retenti à l'impact et résonna jusqu'aux étages de la demeure. Sous sa peau blanche, son sang ne fit qu'un tour. L'effroi glaça son corps.

Ce fut le choc.

« Ce putain de torchon vient de voler ! » répétait son cervelet ahuri comme un disque rayé. Ses yeux écarquillés ne clignaient plus. Puis en surmontant progressivement l'état de choc, son ciboulot vint se poser la bonne question : « C'est encore une invention...Ou c'est... Autre chose ? »

- Mon Dieu, Octavia, que se passe-t-il ? questionna Agathe dans l'incompréhension la plus totale.

En réponse, les prunelles noires de Léone détaillèrent méticuleusement le torchon, puis la Dame. Les étranges velléités de confiance inspirées par cette soi-disant brebis inoffensive, s'étaient envolées en même temps que le torchon. Positionnée sur la défensive, la Renarde aurait certainement découvert ses crocs blancs si ses babines n'étaient pas tétanisées par la surprise.

Immobile devant les fourneaux, Agathe était complétement désarçonnée. Que venait-il de se produire pour que son Octavia réagisse si fort ? La Dame crut distinguer une peur viscérale sur les traits de sa protégée. La petite fixait curieusement le torchon. Pourquoi ? Agathe pinça donc le tissu du bout des doigts et le remua. Tel un chiot auquel on agitait un bâton de gauche à droite avant le lancer, les pupilles de l'adolescente suivirent fidèlement le mouvement. Octavia avait donc un problème avec ce torchon. Mais pour quelle raison ?

Dans l'espoir de la rassurer, Agathe rangea le torchon. Aussi l'objet sauta pour rejoindre son crochet. Léone bondit trois pas en arrière ! Son geste avait été instinctif. Peut-être aurait-il été plus malin de feinter le désintérêt pour préserver sa couverture, mais sa découverte avait trop d'implications. Car cette fois-ci, Léone ne doutait plus ! Dans le bleu des yeux d'Agathe, elle venait d'identifier une tâche sombre. La même qui ombrageait les iris de Céleste lors de ses crises. La même qui avait voilé son regard, lorsque des plots de bétons s'étaient rués sur les acolytes de Ricker.

« Télékinésie ». Le mot fusa comme un éclair sous sa boîte crânienne. Ses yeux noirs scrutèrent intensément son hôte. Ce fut comme découvrir une porte secrète derrière une bibliothèque poussiéreuse. La Dame lui apparut sous un tout nouveau jour.

« Agathe a le Don » comprit Léone.

Destination interdite (Tome 1 - La Tour)Où les histoires vivent. Découvrez maintenant