15 - Une machination façon Saint-Augustin **

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Babum. Babum. Dans sa poitrine, son cœur tambourinait pour mettre en garde son cervelet. « Et tu comptes vraiment te carapater dans la rue ? Ici, t'es naze comme cerveau ! La nuit dernière t'a pas servie d'leçon ? J'veux vivre moi ! » s'insurgea le palpitant. En réponse, le cervelet n'en menait pas large. « Attends, laisse-moi réfléchir à une solution, négocia-t-il en pataugeant. Peut-être qu'on peut rester encore un peu ici ? » Oui, pourquoi ne pas rester ? Au moins le temps de confectionner un plan digne de ce nom ? Après tout Agathe, et même Georges à présent, ne doutaient pas de son imposture. Les organes de Léone furent interrompus dans leurs ergotages lorsque le gentleman reprit la parole :

- Ma chère, j'ai entendu votre opinion quant au test génétique et je m'en remets à votre décision. Cependant, pour le bien-être de cette enfant, ainsi que pour le suivi de sa santé et de son éducation, il me parait impossible de faire l'économie d'une mesure de son Chi.

« Nom d'un champignon d'orteil ! » pesta Léone. L'unique option proposée par son cervelet partait à vau-l'eau. « Arg ! Ce Georges et ses tests. Quel troufion nauséabond ! » Bien évidemment si une mesure de son Chi était effectuée, sa fraude serait immédiatement démasquée. Malgré cela Léone ne perdit pas espoir. La première fois, Agathe avait balayé le test génétique d'un revers de la main. Avec de la chance, elle agirait de même pour ce test de Chi. « Allez la mémé. Déconnes-pas ! » implora Léone en croisant les doigts. Elle ressemblait à un entraineur encourageant son poulain prodige au bord du champs de course : « Vas-y Agathe, tu peux l'faire ! Refuse ce foutu test ! »

- Vous avez raison, concéda Agathe à brûle-pourpoint. Je ne peux pas concrétiser un projet de scolarisation cohérent sans ces résultats. Ce test est dans l'intérêt de ma petite Octavia.

« Chiotte ! » grogna la Renarde. Voilà que sa pouliche préférait brouter sur le bas-côté de la piste plutôt que d'accomplir son job. De dépit, sa tête chuta entre ses paumes. Son dilemme se résumait donc ainsi : une évasion dans des rues dangereusement bourrées de télépathes, ou au choix, rester ici incognito jusqu'à soumission à un test hasardeux. « La peste ou le choléra ? » traduisit son cervelet.

- Cependant... nuança Agathe.

- Oui ? s'intéressa Georges.

La Dame hésitait. Certes, Georges et elle avaient fait les quatre cents coups par le passé. Mais après dix années recluse au fond de sa demeure, la femme avait perdu la main. Transposée au 20ème siècle, Agathe aurait ressemblé à un mineur qui désire secrètement proposer à son camarade d'acheter en douce leurs premières cigarettes. Comment présenter la chose ? Georges s'offusquerait-il ? Que penserait-il d'elle ? La moue coupable et timide, Agathe avoua ses préoccupations :

- Un rendez-vous dans un Centre d'analyses officiel laisserait une trace au Fichier central des évaluations. Voyez-vous, nous ignorons encore la cause des blessures de la petite et je ne voudrai pas des personnes disons, mal intentionnées, s'il en existe, retrouvent sa trace.

Avait-elle correctement formulé ses inquiétudes ? Ne suggérait-elle pas de manière trop évidente qu'elle espérait détourner le Fichier central des évaluations ? Cela faisait-il d'elle une odieuse délinquante ? Son adorable moue coupable conquit le cœur de son interlocuteur. De la tendresse ramollit les rides de Georges.

- Oh, c'est donc cela qui vous tracassait, ma chère ? Ne vous tourmentez pas pour si peu, rassura-t-il. Aujourd'hui nombreuses sont les familles, même parmi les plus prestigieuses, qui évincent les Centres officiels au profit d'évaluations clandestines. Entre enfants adultérins, abandons et rejetons mal dotés, ces familles se damneraient pour conserver l'illusion de leur potentiel. Je ne serai pas étonné d'apprendre que près d'un quart des résultats inscrits au Fichier central sont douteux.

- Et bien, voilà un ragot qui ferait rougir plus d'une belle figure ! gloussa Agathe.

- Haha oui ! Je vous rejoins. Nous aurions quelques anecdotes croustillantes à nous mettre sous la dent !

Un clin d'œil facétieux ferma la paupière droite de Georges. Les iris clairs de la Dame pétillèrent de malice en réponse. L'amusement recolora ses pommettes. Son ami ne la jugeait pas, bien au contraire, il lui assurait sa solidarité. Pourquoi avait-elle eu tant d'appréhension à se confier ? Agathe s'en voulut d'avoir douté de lui un instant.

De son côté, la légèreté soudaine de la Dame enchanta Georges. Dans leur duo, Agathe avait toujours été celle qui menait les farces les plus osées. Lui, l'avait admirée secrètement pour son audace. Lorsque les aléas de la vie avaient brûlé sa charmante coquinerie, le gentleman en avait été le premier affecté. Ce fut donc sous son air émerveillé que le scintillement taquin des iris d'Agathe surgissait de ses cendres.

- Mais par quelle astuce tous ces gens contournent-ils le Fichier central ? s'enquit la Dame bien aveugle de l'éblouissement de Georges.

- Oh, il en existe des dizaines ! répondit-il en réorganisant ses pensées. Par exemple, vous souvenez-vous de ce conscrit dont je vous parle souvent ?

- Le Professeur Thlemer ?

- Non, pas cet innommable prétentieux, grommela Georges. (Ce nom désagréable suffit à rompre l'enchantement). Je faisais référence à Monsieur Santford.

- Serait-ce ce petit homme chétif, toujours de bonne humeur ?

- Oui, lui-même. Voyez-vous, Monsieur Santford est un homme qui a du mal à vivre avec son époque. Cela l'a transformé en un collectionneur invétéré. Une foule d'objets anciens s'accumulent sur ses étagères. Il doit détenir au moins dix Mercoeuromètres d'époque. Certains d'entre eux valent une petite fortune.

Les sourcils d'Agathe se soulevèrent d'étonnement. Au siècle dernier, les Mercoeuromètres avaient été les premiers outils de mesure du Chi - ces appareils devaient effectivement valoir leur pesant d'or.

- Ça alors ! Fonctionnent-ils encore ? s'enquit-elle l'air espiègle.

- Je n'ai pas d'ami plus méticuleux que celui-ci, persifla Georges. À n'en pas douter, il a dû les entretenir avec le plus grand soin...

Voilà qu'ils complotaient comme au bon vieux temps. Leur mécanique quelque peu rouillée par les années se relançait étonnement facilement. « On dirait moi et Makoo en plus vieux et plus bavards » se surprit à penser Léone et une douce nostalgie apaisa momentanément les affres de son dilemme.

- Nous pourrions aisément évaluer le Chi d'Octavia si ce Monsieur acceptait de vous confier l'un de ces Mercoeuromètres, suggéra Agathe.

- De me confier, certainement pas. Ce bougre de Santford est avare lorsqu'il s'agit de ses précieuses pièces de collection. En revanche, si je lui dis qu'une belle Dame telle que vous l'invite à prendre le thé, tenez pour argent comptant qu'il viendra. Et si j'ajoute que cette Dame, passionnée d'objets anciens, serait fort impressionnée de voir un Mercoeuromètre d'époque en action, je mets ma main à couper qu'il viendra avec l'objet en poche !

- Oh ! Je vois que les années n'ont pas effacé votre diablerie ! s'esclaffa de bon cœur Agathe.

Ce rire franc et chaud envoûta brusquement Georges. Il revit Agathe au cœur du bal dans sa longue robe mauve lancer ses éclats de joie insouciants au plafond. Dans ces réunions bourgeoises, ils avaient tous deux tourné en bourrique plus d'un convive. Décidément, l'arrivée de l'enfant redonnait vie à sa muse et Georges dut admettre que cela ne le laissait guère indifférent. Seulement... Une farce dans un bal ou une comédie auprès de Monsieur Santford étaient inoffensives. Tandis que, échafauder une véritable arnaque pour permettre à Octavia Neigemett de resurgir d'entre les morts, voilà qui était plus grave et périlleux. Son tic le reprit, ses doigts lissèrent les coins de sa moustache. Il tenait tant au bonheur d'Agathe... Sous ses cheveux grisonnants, ses pensées s'entrechoquèrent. Un peu trop fort.

Destination interdite (Tome 1 - La Tour)Où les histoires vivent. Découvrez maintenant