Agathe Neigemett tourna la poignée de la porte avec l'incroyable délicatesse qui la caractérisait. Aujourd'hui, la Dame fit même de l'excès de zèle tant elle désirait prendre soin de l'enfant qui sommeillait dans cette chambre. Elle ne voulait pour rien au monde la réveiller. Il fallait que la petite récupère.
En l'observant, l'homme habituellement sensible à la douceur de son amie, ressentit un malaise. Ce geste anodin en disait long sur les sentiments de la Dame et selon lui, cela n'augurait rien de bon.
En soulevant les pans de sa robe longue, Agathe s'éloigna de la chambre sur la pointe des pieds et l'homme lui emboîta docilement le pas dans l'escalier, jusqu'à ce salon au rez-de-chaussée qu'il connaissait si bien. Georges De Larivière s'assit avec dignité dans l'un des grands fauteuils de la pièce. Il préférait être bien installé pour accuser la conversation à venir. Dans leur jeunesse, les lubies de son amie les avait parfois conduits à des folies. Fort heureusement, avec le temps, ils s'étaient tous deux assagis.
Agathe, de son côté, fit les cent pas d'un bout à l'autre du salon. Cette activité traduisait la vivacité de ses pensées. Georges renonça à tourner la tête pour la suivre du regard, sans quoi ses muscles usés l'auraient affublé d'un terrible torticolis. Il se contenta d'écouter patiemment le pas de la Dame, régulier comme un métronome. Il lui laissa le soin d'ouvrir leur échange, ce qu'elle ne manqua pas de faire :
- La fille est orpheline, Georges, ce ne peut être le fruit du hasard ! lâcha Agathe quand ses souliers à talons eurent traversé cinq fois la pièce.
Quand elle pénétra dans son champ de vision, le vieil homme la scruta. Il s'attendait à une telle exclamation de sa part, il la côtoyait depuis si longtemps. Il connaissait les espoirs qu'elle cultivait en son for intérieur. À vrai dire, il s'étonnait même qu'Agathe ait réussi à contenir ces mots durant les longues minutes succédant au moment où, la gamine avait bougé sa tête, de gauche à droite, pour leur signifier que non, elle n'avait pas de famille. Georges devait aborder leur joute verbale avec grande précaution, s'il ne voulait pas blesser sa délicate amie. Comme un tic, il glissa le bout de ses doigts sur sa moustache. Il devait néanmoins lui faire entendre raison.
- Cette enfant a de toute évidence été victime de graves sévices. Peut-être sont-ils la conséquence de lourdes maltraitances familiales ? hasarda-t-il. Elle aurait, dans ce cas, toutes les raisons du monde de mentir sur l'existence d'une famille.
- Voyons, Georges ! Si la petite avait une véritable famille et qu'elle était perdue, elle serait à minima inscrite dans le fichier des personnes recherchées. Et si une famille négligente n'avait pas songé à signaler sa disparition, son établissement scolaire n'aurait pas manqué de le faire ! Non... Tout porte à croire que son existence a été dissimulée aux Autorités.
Sa réplique venait de moucher son interlocuteur. Tous deux avaient en effet guetté les Fichiers publics afin d'y retrouver ses parents, en vain.
- Et si les terribles blessures qui lui ont été infligées ne sont pas le fruit d'un accident, mais d'une maltraitance... Alors, d'où qu'elle vienne, il est hors de question de l'y renvoyer ! rugit la Dame.
Voilà un argument que Georges sut ne pouvoir contester. La teneur de la conversation semblait rajeunir son interlocutrice, qui traversait encore énergiquement la pièce. Brusquement, elle s'arrêta et s'assit dans le canapé, en face de lui. Agathe planta son regard clair dans celui de Georges, ce qui ne manqua pas de le déstabiliser.
- C'est elle, je vous le jure ! Elle a les yeux de son père, affirma-t-elle confiante.
Agathe peinait à réprimer l'excitation qui la gagnait. Troublé par tant d'assurance, Georges mit un certain temps à décrocher ses yeux de ceux de la Dame. Ce n'est qu'après s'être libéré de son emprise, qu'il retrouva ses esprits et poursuivit :
- Voyons, ma chère... Je ne veux pas vous heurter, vous savez que votre bien-être est l'une de mes premières préoccupations.
Ainsi commença-t-il son propos et les joues d'Agathe s'empourprèrent légèrement. L'homme reprit :
- Mon unique intention est de vous préserver d'une terrible déception. Vous recherchez depuis si longtemps votre petite-fille disparue. Il paraît peu probable que cette enfant trouvée au hasard soit celle que vous attendiez tant.
Il marqua une pause. Ses doigts ridés lissèrent sa moustache une seconde fois, puis il reprit :
- Vous ne savez rien d'elle. Sa présence dans ces bois est des plus étranges et comme vous le dites, sa naissance a vraisemblablement été dissimulée. La prudence nous invite à signaler cette jeune fille aux Autorités.
- Aux Autorités ? C'est hors de question ! objecta Agathe. Ces bureaucrates ne m'ont pas aidée lorsque j'ai perdu mon fils et je devrais maintenant leur donner ma petite-fille ? Et que feront ces gens de plus que moi ?!
La Dame se redressa et poursuivit pleine de convictions :
- Je sais que c'est elle, Georges. Un fonctionnaire quelconque parviendra à la même conclusion. Ils remettront alors cette enfant à qui de droit, c'est-à-dire à moi. Je suis la seule famille qui lui reste. Autant donc la garder ici !
- Ce n'est pas aussi simple, rétorqua l'homme loin d'être à court d'arguments. On s'étonnera de la présence de cette jeune fille entre vos murs. On cherchera à savoir qui elle est et d'où elle vient. Et vous n'aurez aucune réponse à apporter aux curieux, si bien qu'une enquête sera un jour diligentée pour éclaircir la situation.
- Je leur dirai qu'elle est ma petite-fille. Tous ceux qui me connaissent savent que j'en ai une, asséna la Dame, butée.
Un silence malaisant s'installa. Georges comprit qu'il ne pourrait pas faire entendre raison à son amie, sans la blesser. Il articula donc les mots suivants lentement et distinctement, avec une pointe de regret dans la voix :
- Tous ceux qui vous connaissent savent que votre fils et sa fille ont disparu, il y a dix années de cela. Ils seront sidérés que vous ayez miraculeusement retrouvé cette enfant. Je m'excuse de vous présenter le tableau ainsi, mais, si vous n'êtes pas en mesure de démontrer aux enquêteurs que cette adolescente est votre Octavia, ils vous l'enlèveront.
Ces mots dévastèrent la Dame. Ses certitudes s'évaporèrent et elle plongea dans un univers trouble. La désillusion la fit s'écrouler dans le dossier du canapé. Agathe prit enfin conscience de l'ampleur du problème et chercha une ultime répartie, sans y parvenir. Décontenancé par tant de désarroi, Georges œuvra pour la rassurer :
- Voyons, ma chère. L'enfant sera parfaitement prise en charge. Des soins lui seront prodigués et lorsqu'elle ira mieux, la fillette sera placée dans un Centre éducatif pour pupilles de l'Etat, adapté à l'évaluation de son Chi. Elle recevra tout ce dont elle a besoin. Qui sait, une famille sera peut-être même très heureuse de l'adopter.
La perspective d'un Centre éducatif ne sembla pas convaincre Agathe, dont la jeunesse furtivement retrouvée s'évaporait à mesure qu'elle perdait cette joute verbale. Ses globes oculaires bougeaient frénétiquement, témoignant des nombreuses pensées s'entrechoquant dans son esprit. La Dame cherchait désespérément une solution pour ne pas laisser échapper le bonheur tout proche d'une réunion familiale tant attendue. N'y parvenant pas, la panique la gagna. Agathe leva un regard impuissant vers son ami, capable de beaucoup pour son bien-être. Il l'affectionnait tant ; elle n'était pas sans le deviner.
- Oh, Georges, vous avez raison, souffla-t-elle faiblement en posant ses mains sur les siennes. Je vous en prie, aidez-moi à garder l'enfant près de moi.
Tandis qu'Agathe plongeait ses iris bleus dans les siens, les jeunes années de Georges De Larivière le rattrapèrent d'un coup ! Il avait toujours été impuissant face à la moue implorante de cette femme jadis si belle. La bataille était inutile. Quelle que soit la tournure de leur débat, toute la logique du monde ne parviendrait pas à lutter contre son affection tenace.
Georges capitula. Il ne pouvait rien lui refuser.

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Destination interdite (Tome 1 - La Tour)
Misterio / SuspensoAu coin des ruelles sombres et nauséabondes du Bas-Monde, calfeutré dans le noir, on le chuchote tout bas... « Les Tours sont maudites. » Mais personne n'en sait plus. Sur la Terre, les rumeurs, mythes et légendes se répandent dorénavant comme une t...