1 an plus tôt - La révérence de l'humoriste

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Au croisement de deux boyaux crasseux de la cité, un rassemblement défiait la fatalité du Bas-Monde. Près de soixante-dix joyeux badauds y étaient attroupés. La foule s'agençait en croissant de lune, dans un froissement de manteaux sobres et rapiécés, dont les tissus oublieux d'hygiène imbibaient les lieux d'un doucereux fumet de sueurs. Au centre du croissant, un homme transcendait cette morne couronne en mimant et jonglant dans un tourbillon de haillons multicolores. L'humoriste faisait le pitre comme personne, ce qu'il amusait la galerie ! Fort heureusement pour lui, le ridicule ne tuait point.

Amassés au sein de son public conquis, quatre Renards se fendaient la poire à s'en tordre le ventre.

Céleste et le P'tit Brice frappèrent leurs paumes en cadence pour encourager l'artiste. Les deux gamins souriaient tellement que leurs fossettes rejoignaient leurs oreilles ! Dans leurs dos, Ania se marrait à gorge déployée et sa voix rauque effraya plusieurs enfants de l'assistance. Léone, elle, se délectait du bonheur de sa cadette. La jolie brune aussi ne put retenir une exclamation lorsqu'après une roue hasardeuse, le pantalon de l'artiste craqua sur son derrière. « J'crois bien avoir vu son cul ! » ricana-t-elle, ce petit plus ne faisait manifestement pas partie du numéro. Pleins d'allégresse, ils savouraient un véritable moment de bonheur !

Puis le spectacle prit une tournure inattendue.

Voilà que le clown imita un individu de notoriété publique. Lorsque les spectateurs comprirent de qui se moquait l'artiste, ils furent incommodés. Les enfants au premier rang n'y virent que du feu et continuèrent de s'esclaffer de bon cœur. Pourtant en arrière-plan, des œillades inquiètes voire méfiantes s'échappaient des visages des adultes. Dans un remous progressif, le croissant de lune se désagrégea. Il fallait être fou pour se moquer ouvertement du Lieutenant. Cet homme, le plus puissant du Secteur, ne laisserait pas un tel affront impuni. Aussi téméraires soient-ils, jamais Léone, Makoo ou Ania n'avaient osé contrarier de près ou de loin l'autorité ou le business de ce tyran.

« Quelle mouche l'a piqué ? » s'étonna la brunette, en observant l'humoriste bomber le torse et distribuer des ordres incohérents à ses marionnettes.

D'instinct, Léone et Ania remontèrent capuche et foulard pour camoufler leurs trombines. Céleste, qui faisait tout comme son aînée, les imita de suite. Après que la paluche d'Ania ait heurté l'arrière de sa tête en guise de consigne, le P'tit Brice s'exécuta également. Il ne faisait pas bon d'être aperçu à une manifestation anti-Lieutenant.

- Ça pue. On s'casse, trancha Léone.

Céleste, au garde à vous, colla dans l'instant les baskets de sa sœur. Ania leur emboîta le pas en traînant le P'tit Brice par le col tandis que le gamin protestait pour rester. Tout comme Léone, la colosse flairait le danger. Seules, les coéquipières n'auraient peut-être pas fui, mais il était exclu de laisser les deux gosses dans ce guêpier.

- C'mec a des couilles, salua Ania tandis qu'ils s'étaient éloignés d'une centaine de mètres.

- Pas dit qu'il les garde longtemps, lui souffla tout bas Léone.

L'humoriste pouvait payer cher sa mauvaise blague. La brunette venait de chuchoter son inquiétude, car elle ne voulait pas que Céleste appréhende le danger encouru par l'artiste. Ce clown était son idole.

- Tu paries quoi ? Tu penses qu'il va s'faire buter dans le mois ?! s'exclama Ania de sa grosse voix tonitruante.

Les tympans de Céleste et du P'tit Brice ne manquèrent pas de capter l'information au vol.

- Tu fais chier, Ania ! Pourquoi j'chuchotais à ton avis ?

Exaspérée, Léone guetta du coin de l'œil la réaction des gamins.

- Bah, on peut plus rien dire ! se vexa l'indélicate en partant dans les aigus.

Cette intonation était celle de l'indignation. Un temps supplémentaire de compréhension lui étant souvent indispensable, la rouquine mesura sa bourde lorsque les iris écarquillés de Céleste s'humidifièrent.

- Déso... glissa-t-elle penaude à sa camarade.

Sur le chemin du retour, Ania tenta de donner le change pour rassurer les mioches. Une série de sourires forcés dévoila des chicots plus effrayants que rassurants, entre deux explications saugrenues. Le P'tit Brice goba sans mal que l'humoriste, suffisamment sournois, échapperait par une pirouette au joug du Lieutenant. Céleste fut plus difficile à convaincre. La colosse œuvra pourtant des pieds et des mains pour la persuader, tandis que la fillette, loin de se laisser berner, maintenait un regard inquisiteur, tentant de démêler le vrai du faux. Les grands yeux verts de la gamine furent si sévères qu'ils impressionnèrent un peu Ania, laquelle s'embourbait de plus en plus dans ses développements farfelus.

Céleste pivota donc son regard perçant en direction de sa sœur, dont l'avis revêtait toujours une importance capitale. La rouquine souffla, mi-vexée qu'on lui accorde si peu de crédit, mi-soulagée que l'enfant abrège ses souffrances. « Plus qu'à rattraper la boulette d'Ania » maugréa Léone. Elle s'arrêta et planta son visage à hauteur de celui de sa cadette. Céleste était intelligente et Léone la soupçonnait parfois de lire en elle comme dans un livre ouvert. Si elle lui mentait, la petite le devinerait.

- Le Lieutenant est fort, mais l'clown est malin. Faut sous-estimer ni l'un, ni l'autre, exposa-t-elle.

Ce fut une vérité et Céleste le comprit, son interlocuteur ne s'aventurait pas à la mener en bateau. Par ce constat objectif, on lui confirmait que tout n'était pas perdu pour son idole. Satisfaite de cette réponse, sa petite main glissa dans la paume de sa grande sœur et elle lui emboîta le pas.

- C'est tout ?! s'insurgea Ania stupéfaite. Genre, une phrase, et elle se calme ! Et moi ça fait quinze minutes qu'j'me fais chier à...

Ania pesta tout le chemin du retour.

Destination interdite (Tome 1 - La Tour)Où les histoires vivent. Découvrez maintenant