Son palpitant cognait contre sa cage thoracique. Son sang chauffait ses artères. Léone se faisait violence pour maîtriser son stress. L'aventurière avait mainte fois bravé la mort, le danger et la perdition, mais sa rentrée scolaire à Lancia la plongeait dans tous ses états. Son nez inspirait longuement et sa bouche expirait bruyamment. Qu'importe que ça traduise ouvertement son ouragan intérieur, Léone se trouvait seule dans ce Tube. Aucun autre passager n'était susceptible de la débusquer, pour le moment.
« Un orange » nota son ciboulot en reluquant la couleur des cuirs pour divertir ses angoisses. La Dame Neigemett et son défunt époux avaient eu pour hobbies de deviner leur teinte. « Avec son Don, Agathe pouvait vraiment prédire la couleur des sièges avant l'arrivée de la capsule ? » rumina Léone. Si la Dame était capable de le pressentir avant l'ouverture de la navette, un télépathe serait-il en mesure de découvrir ses origines, avant même que ses souliers vernis franchissent le seuil de l'école ? Mince, observer les sièges ne calmait finalement pas du tout ses craintes.
La capsule s'immobilisa dans un bruit de soufflet. « Arrivée » nota son ciboulot dans un grincement de dents. Léone se leva et les doubles-portes s'écartèrent illico. Ce Tube-là débouchait directement en surface, sur un terre-plein qui ressemblait à s'y méprendre à un rond-point fleuri. À quelques mètres devant, la vue était obstruée par le contre-haut d'une immense terrasse surplombant les lieux. Deux majestueux escaliers blancs arqués en fer à cheval permettaient d'y accéder. En leur centre, un aigle de métal se dressait sur quatre mètres de hauteur, dans une posture de combat agressive. Son bec pointait en avant et ses ailes s'étendaient magistralement vers le ciel. Trônant sur sa stèle de pierre, il dominait de sa puissance les arrivées. Son air belliqueux sonnait comme une mise en garde à l'encontre des prétendants illégitimes ayant l'audace de se présenter aux portes de la Haute École Lancia. Dans le roc de sa stèle, était gravé en lettres capitales :
« LE TEMPLE DU SAVOIR N'EST ACCESSIBLE QU'AUX ESPRITS PUISSANTS »
Cet avertissement, Léone le prit de plein fouet. Elle, la tricheuse, l'imposteur. Ce fut comme si, à peine eut-elle posé le pied sur ce sol sacré, la chimère de bronze l'avait démasquée. Ses globes de métal froid la dévisageaient avec haine. La statue gigantesque l'éclaboussait de tout son suprême. Tel David contre Goliath, le ridicule corps de Léone ne devait pas être plus imposant que le bec de métal de l'oiseau lui faisant face. Un coup aurait suffi à la déchiqueter toute entière.
Un instant, l'enfant du Bas-Monde fut fébrile. Léone douta de sa capacité à infiltrer dans le plus grand secret une civilisation inconnue, sous couvert d'une identité usurpée. Berner une vieille femme en manque d'amour était une chose. Affronter une institution aussi faste et prestigieuse que Lancia serait une autre paire de manche. Léone y songea sérieusement : il était encore temps de prendre ses jambes à cou, de tourner le dos à cette École et de renoncer à ce projet délirant.
Puis, comme à chaque fois que l'adolescente ténébreuse se trouvait à la croisée des chemins, une pensée cannibalisa les autres : « Céleste ». Combien de temps pourrait-elle errer sur les Plateaux à sa recherche ? « Indéfiniment » se rappela son cervelet. Ce nouveau monde était trop vaste. Mener l'enquête était crucial pour cibler ses recherches. « Le temple du savoir » relut Léone. Ici, des réponses surgiraient. Il ne pouvait en être autrement.
Sa conviction reforgée, la rage se rediffusa dans ses veines. Ses poings blancs se serrèrent sous les manches trop longues de son uniforme, l'enivrant d'une onde de courage fanatique. Ses ongles déchirèrent ses paumes pour y tracer des croissants de lune rouge sang. Ses iris luirent d'une détermination noire. L'aigle souverain perdit subitement de sa superbe. Le volatile se rendit compte que la souris inoffensive qu'il croyait enserrer entre ses griffes, était en réalité un rat enragé.
Sous joug de sa démence, Léone se sentit parée à affronter à mains nues cet animal impérieux si le bronze venait à se transformer en chair. De sa démarche féline et silencieuse, Léone emprunta l'un des deux escaliers blancs encerclant l'aigle géant. Elle contourna ainsi le monstre de métal avec autant de dédain que d'impertinence. Puis cette chimère appartint bientôt au passé.
Au sommet, s'étendirent les jardins ostentatoires de Lancia. Des fleurs orgueilleuses ornaient les allées conduisant aux portes de l'école. Sur des carreaux richement ornés de motifs, les étudiants évoluaient avec l'indifférence des rois dans un somptueux décor. À l'horizon, l'architecture grandiose de l'école s'élevait sur pas moins de trois étages. La nuque de Léone craqua tant sa tête bougeait pour tout voir. Les lourdes portes en bois sculptées qui marquaient l'entrée principale de l'édifice, étaient trois fois plus hautes que les étudiants et laissaient présager une hauteur sous plafonds improbable. Ce fut peine perdue que de vouloir compter les fenêtres ou sculptures agrémentant la façade du bâtiment - Versailles n'avait qu'à bien se tenir. Un dôme de verre aux proportions surréalistes coiffait le sommet du bâtiment.
Les yeux ronds et la bouche bée, Léone contemplait pour la première fois les prodiges d'architecture promis par l'Holomemory. Cependant, le faste et le copieux du décor lui avaient caché momentanément le plus surréaliste des spectacles. Lorsque son ciboulot accusa enfin ces proportions étourdissantes, Léone appréhenda la drôle d'ambiance générale. Ses molaires grincèrent. Ici, les étudiants ne se comportaient pas comme les autochtones du Marché des Arts. Un carnet perfora l'espace sous son nez tel une fusée. « Merci pour tes notes ! » envoya une adolescente rousse en le réceptionnant. « La télékinésie, c'est pas poli » les gronda inutilement Léone, déconfite, tandis que ça fusait dans tous les sens ! Accroupie au sol, une fille épluchait les pétales d'une fleur sans la toucher. À gauche, un garçon faisait tourner l'ange de pierre surplombant une fontaine pour arroser son camarade. En la doublant, une étudiante se rua pour gifler un garçon et le houspilla :
- Je t'interdis de penser à ma petite culotte !
Ces mots pétrifièrent ses jambes blanches sous sa jupe velours. « La télépathie, c'est interdit » voulut les rappeler à l'ordre Léone. Elle avait certes compris d'Agathe, que Lancia était un endroit unique sur les Plateaux. Pourtant, jamais elle n'avait pensé que l'attitude des gens puisse y être radicalement différente. Un microcosme s'était forgé en ce lieu, comportant ses propres lois. « Télépathie, Télékinésie. C'est pas les mêmes règles ici » se décomposait Léone avant de pester un « Mortecouille ! ». L'opération d'infiltration s'annonçait plus périlleuse que prévue.
Néanmoins sa fureur bouffait sa raison. Des pulsions bestiales poussèrent résolument Léone en direction des portes de la Haute Ecole. Ses pupilles sombres et agressives balayèrent la place. Les étudiants dont le malheur les conduisit à croiser son regard ébène, accusèrent un soubresaut de peur. Un instinct de survie profondément ancré dans leurs génomes fit dresser leur duvet le long de leur colonne vertébrale. Cet instinct leur rappela que, contrairement à leur belle croyance, être surdoués ne les plaçait peut-être pas au top de la chaîne alimentaire. À peine croisaient-ils le regard de la fille ténébreuse, qu'elle avait disparu de leur radar, tel un mauvais fantôme. Aussi diablement prédatrice, que discrète. Sans saisir pourquoi, une étudiante déglutit et pressa fort ses documents contre sa poitrine. Son enfance chaleureuse se déroba sous ses pieds pour lui faire goûter à toute la noirceur d'un monde inconnu.
Dans le bagage de l'enfant terrible du Bas-Monde, était enfermées des années de ruses, de vol et de meurtres. Une fureur couvait au fond de cette adolescente que le moindre déclencheur transformerait en engin destructeur. Pas plus protégée que la boîte de pandore, seule une lanière cloîtrait ces terribles tourments. L'établissement scolaire abritant les plus grandes élites des Plateaux accueillait en son sein un cancer, qui rongerait sa chair rose pour y pondre une noirceur avide.
Sans que nul ne s'en doute, le loup venait de pénétrer dans la bergerie. Et Léone franchit le seuil d'une destination qui lui était interdite.

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Destination interdite (Tome 1 - La Tour)
Mystery / ThrillerAu coin des ruelles sombres et nauséabondes du Bas-Monde, calfeutré dans le noir, on le chuchote tout bas... « Les Tours sont maudites. » Mais personne n'en sait plus. Sur la Terre, les rumeurs, mythes et légendes se répandent dorénavant comme une t...