7 - Le Piège

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Le lendemain matin, lorsque Léone entrouvrit ses paupières, la lumière du jour s'engouffrait généreusement dans la chambre. Les rayons du soleil se réfléchissaient sur la peinture mauve, colorant l'espace d'une jolie teinte. La douce odeur de lavande caressait encore ses narines. Le tableau était infiniment paisible.

Tic, tic. Un discret bruit répétitif résonna à sa droite. En pivotant imperceptiblement la tête pour ne pas attirer l'attention, Léone vit Agathe s'activer à entremêler des fils de laine à l'aide de deux grandes aiguilles. Assise au chevet de sa patiente, la Dame semblait occuper son temps libre ainsi. L'avait-elle veillé consciencieusement durant ses semaines de convalescence ? « Sûrement » songea Léone lorsqu'elle nota la quantité de vêtement de coton empilés sur le bureau situé à l'entrée de la chambre.

Ses pupilles noires balayèrent la pièce à travers ses fentes mi-closes. L'homme n'était pas là. Elle se trouvait donc seule en compagnie de la femme. Tant mieux, la ruse en serait plus facile. Son piège devait être mis en place. Dans un froissement de draps volontaire, Léone ouvrit franchement ses paupières.

- Oh ! Quelle merveille, tu es réveillée ! s'exclama la Dame en abandonnant son ouvrage de tricot sur ses genoux.

Un sourire spontané et bienveillant étira aussitôt les lèvres d'Agathe. À nouveau, les sauvages pensées de Léone se tournèrent malgré elle vers le père de Céleste. Cette pénible ressemblance, la trace de cet altruisme rare, mettaient à mal ses gardes. Pourtant, Léone savait mieux que quiconque qu'il fallait se méfier des apparences. La fille ténébreuse lui retourna un sourire d'apparence franche, mais au fond plus énigmatique.

- Comment te sens-tu, mon enfant ? Retrouves-tu des forces ? s'enquit tendrement Agathe.

Léone ouvrit la bouche pour répondre, puis la referma brusquement, comme un poisson. « Imbécile ! » se fustigea-t-elle. Elle aurait dû y penser plus tôt ! Si elle répondait, parlait, la femme devinerait. Son accent, son vocabulaire, ses manières... Tout la trahirait ! La Dame saurait que la gamine qui occupait son lit n'était pas du coin. Elle devinerait donc qu'il ne s'agissait pas de sa petite-fille perdue. Léone savait qu'il lui serait impossible de changer son élocution ou ses expressions en un claquement de doigts. Ça, c'était le genre de transformation qui prenait des mois ! Comment s'y prendre ? Dans l'immédiat, Léone se contenta d'un « oui » en hochant la tête.

- À la bonne heure ! Je craignais que tu demeures inconsciente plus longtemps. Mais tu récupères vite. Ma foi, tu es une jeune fille solide.

Ça sonnait comme un compliment.

- Ton état de santé nous a grandement inquiétés. Que s'est-il passé pour qu'une enfant à peine majeure soit si gravement blessée ?

Léone fut bien embêtée pour lui répondre. Cette question-là ne pouvait pas se solder par un oui ou un non du menton. Pleine d'appréhension, la Renarde sentit ses membres se raidir. Un long silence, gênant, s'installa dans la chambre mauve. Léone craignit la tournure à venir de leur conversation.

- Peut-être... ne veux-tu pas en parler ? dit finalement Agathe, compréhensive. Tu as dû traverser de lourdes épreuves. Excuse mon indélicatesse. Je suis seulement une vieille dame à la recherche de réponses. Parle-moi de ce que tu veux, plutôt. Parle-moi de toi, poursuivit-elle avec tout autant de gentillesse.

Léone fut plus mal à l'aise encore. « Si j'lui cause, c'est foutu... La veille comprendra que j'suis pas des leurs. » Comment allait-elle se tirer de ce mauvais pas ? Son plan lui sembla nul, maintenant qu'elle tentait de le mettre en œuvre. Devant son mutisme persistant, Agathe fut décontenancée :

- Peux-tu... seulement parler ?

Léone sauta sur l'occasion. « Non », signifia-t-elle avec son petit minois blanc.

- Oh ! s'émut son interlocutrice.

L'ombre d'un chagrin infini se peignit sur ses rides. L'enfant qui se tenait là avait donc soit perdu l'usage de la parole, soit ne l'avait jamais eu. Quel effroyable drame ! Qu'avait vécu cette adolescente pour être autant abîmée par la vie ?

- Attends, ma petite. Je vais apporter un outil qui t'aidera.

Agathe, crédule, abandonna son tricot et sa bobine sur sa chaise, puis se dirigea vers le bureau, de l'autre côté de la chambre. D'instinct, Léone se prépara à mobiliser son faible corps. La vieille allait-elle dégainer d'une arme d'un placard ? L'enfant du Bas-Monde guetta les gestes de son hôte avec attention. Celle-ci ouvrit un tiroir, en haut à droite, et se saisit d'un calepin et d'un crayon, qu'elle déposa sur les draps. Léone souffla de soulagement. Non seulement il ne s'agissait pas d'une arme, mais Dieu soit loué... Elle savait écrire ! La chose était d'ailleurs rarissime dans le Bas-Monde. Seulement, Makoo avait mis un point d'honneur à transmettre son savoir à ses Renards. Léone et Céleste avaient appris à la vitesse de l'éclair. Ania, un peu moins... « On trouve plein d'trucs utiles pour survivre dans les livres, y compris la médecine de base » lui martelait le métis excédé, tandis qu'Ania rétorquait « J'préfère la pratique à la théorie. C'est plus rigolo d'apprendre où sont les os en tapant sur des cobayes ».

« Merci Mak' » envoya Léone en pensée avant de se saisir du calepin. À présent, au moins, elle possédait le moyen de communiquer, sans se trahir. Son accent, son vocabulaire, ses mœurs... passeraient inaperçus si elle se contentait d'écrire des phrases succinctes. Certes, elle manquait d'entraînement et du haut de ses dix-sept ans, ses lettres ressemblaient à celles d'un bambin. Mais par le biais de ce moyen de communication, Léone sut qu'elle limiterait la casse.

Cependant, une autre difficulté subsistait : « J'fais quoi si elle m'demande des trucs sur le passé ? » Léone s'attendait bien à ce genre de questions. La vieille chercherait sûrement à identifier sa petite-fille. Or, jamais elle ne devinerait ce que la femme et cette enfant avaient partagé. La Renarde en conclut donc : « Ne pas se souvenir, c'est mieux ». Amnésique et muette. Tel serait son credo. Ça passerait ou ça casserait. Tout dépendait à quel point la vieille voulait croire en la résurrection de sa petite-fille perdue. Si ça cassait, ressemblance ou pas avec le père de Céleste, il faudrait probablement se débarrasser de la Dame avant de prendre ses jambes à son cou. Dire que celle-ci ignorait tout du mal dont la Renarde était capable. Agathe jouait sa vie sans le savoir.

Destination interdite (Tome 1 - La Tour)Où les histoires vivent. Découvrez maintenant