6 - Chaque chose en son temps

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Près de quinze heures s'écoulèrent avant que Léone parvienne à rouvrir les yeux. Et encore à cet instant, elle luttait rudement contre le sommeil.

Une fois ses paupières décollées, elle fut soulagée de constater qu'elle se trouvait toujours alitée dans le lit miraculeux. La pièce, auparavant éclairée, était cette fois plongée dans la pénombre. La lumière du soleil avait cessé de briller à travers les carreaux. « C'est la nuit » présuma Léone. On employait aussi cette expression dans le Bas-Monde, mais dans ce nouvel univers, ces mots semblaient avoir plus de sens.

Léone inspira calmement. Elle se trouvait seule. Elle pouvait enfin observer les lieux et réfléchir posément.

Malgré une migraine persistante, la jolie brune tâcha de reconstituer le fil des événements.

« La Tour » pensa Léone. Ça avait été son point de départ. Les longues journées de faim, de soif et de folie se remémorèrent à elle sans y avoir été invitées. Quel calvaire ça avait été ! Sur la fin de son ascension, son esprit avait été affaibli au point que sa mémoire n'avait imprimé que partiellement son vécu. De fait, les derniers jours d'ascension étaient à la fois les plus courts, tant leur souvenir s'estompait, et les plus longs, tant ils avaient été détestables.

Léone se souvint aussi de l'intense désespoir qu'il l'avait envahie, lorsqu'elle s'était tenue, debout, au sommet de l'édifice. Puis ce qui lui revint fut... la « Chose ». Immédiatement, des sueurs froides la contaminèrent sous les draps. La Chose lui avait parlé et ri au nez, là-haut ! Cette chose sans visage, sans substance, l'avait poussée violemment dans le vide... et ne l'avait sauvée que pour la propulser contre la météorite.

À présent qu'elle était au calme, que ni la faim ni la soif ne la faisaient dérailler, Léone avait tout le loisir de considérer son étrange périple. À bien y réfléchir, la rencontre avec cette Chose, au sommet de la Tour, n'avait pas été la toute première. Non. Léone admettait avoir senti la présence de l'intrus en amont, tandis qu'elle escaladait les marches sans relâche. Il y avait eu ces bruits, ce rêve désagréablement palpable... Et puis ses hallucinations étranges, dans lesquelles elle avait parfois croisé ses Renards. Même maintenant, Léone avait du mal à différencier les manifestations de la Chose, de celles de sa propre folie. Le tout formait un mélange trouble et inquiétant.

Jamais de sa vie la courageuse brune n'avait connu de peur aussi viscérale. Un aspect de cette lugubre rencontre la dérangeait au plus haut point, sans qu'elle soit capable de mettre le doigt dessus. Du fond de son lit, Léone regarda frénétiquement autour d'elle, le blanc de l'œil apparent. Elle bloqua sa respiration... Et si l'Autre était encore là ? Son cœur battit jusque dans ses tempes... Mais il n'y avait rien. La chambre était paisible. La Chose ne semblait pas l'avoir suivie jusqu'ici.

Léone expira, évacua la peur. Cet être abominable avait dû retourner là d'où il venait, afin de hanter cette Tour pour l'éternité. « Bon débarras ! » pensa-t-elle, déjà plus sereine.

Ces dures épreuves la marqueraient. Elles transformeraient Léone malgré elle, la rendant encore plus dure qu'elle ne l'était déjà. Cependant, son passé était tel que cet épisode trouverait finalement sa place aux côtés d'autres souffrances. Et Léone n'était pas du genre à regarder en arrière. C'était un mécanisme que la survie vous apprenait vite : l'oubli.

Finalement, la Renarde sourit à pleines dents. Il fallait se satisfaire du moment présent. Et sur ce coup-là, elle avait eu un sacré coup de bol ! Non seulement elle était en vie, mais les deux vieux étaient parvenus à la remettre d'aplomb grâce à une médecine miraculeuse dont elle ignorait tout. De plus, cette Dame probablement sénile s'imaginait qu'elle faisait partie de son Cercle... Si Léone ne plaçait aucune confiance en l'homme qui l'accompagnait, elle comprenait qu'il existait un levier lui permettant de manipuler la femme. Si elle la jouait fine, elle pourrait assurer sa survie, au moins jusqu'à ce qu'elle soit totalement remise sur pied, avant de fuir. Dire que trois semaines plus tôt, elle mourait de faim, de soif et de douleur...

« Quelle chance ! » s'exclama de nouveau Léone en souriant de toutes ses dents.

« T'as l'cul bordé d'nouilles ! » aurait plutôt dit Ania. Penser à la rouquine la fit s'esclaffer un peu, mais la secousse de son ricanement lui causa des douleurs au thorax. Ce qu'elle était fragile, encore. Convaincue de sa sécurité pour le moment, Léone se laissa de nouveau glisser dans les bras de Morphée. Elle tâcherait d'en apprendre plus sur sa situation, dès demain.

Mais avant tout, il était urgent de guérir.

Chaque chose en son temps.


Destination interdite (Tome 1 - La Tour)Où les histoires vivent. Découvrez maintenant