8 - La lucarne d'Octavia

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Léone passa l'essentiel des jours suivants à dormir. Les heures défilèrent sans qu'elle ne puisse rien faire pour les retenir.

Depuis son lit, la Renarde observait l'aube et le crépuscule se succéder au travers des carreaux. Cela l'intriguait... Elle mourait d'envie de se lever pour regarder au travers de la fenêtre et découvrir ce nouveau monde. Mais son corps était encore si faible qu'elle devinait ses jambes incapables de soutenir son poids.

Ceci dit, c'était mal connaître cette brune têtue que de supposer qu'elle n'essaierait pas avant d'être correctement rétablie.

Ainsi sa première tentative fut... un échec cuisant. En roulant sur le côté après avoir gauchement repoussé ses draps, Léone réussit à s'écraser magistralement sur le plancher sans plus de grâce qu'un cachalot. « Mortecouille, ça fait un mal de chien ! » pesta-t-elle en retenant une exclamation vulgaire. Jouer la muette n'était pas si facile qu'on le croit. Et sur ce coup-là, Léone dut serrer fort sa mâchoire pour de ne pas trahir son mutisme.

Lorsque qu'au rez-de-chaussée, Agathe entendit « BOUM », elle se précipita vers la chambre. Elle retrouva l'adolescente en prise à un combat titanesque contre sa couette, au pied du lit. Son petit visage blanc virait au rouge sous l'effet de la douleur.

- Mon Dieu ! s'alarma Agathe en accourant pour la secourir.

Saucissonnée dans une position improbable, Léone se sentit idiote. Elle avait beau s'agiter comme un asticot, elle ne s'en sortait pas. Sans compter que dans son état de faiblesse, la vieille n'aurait probablement pas assez de force pour la soulever. Ça n'allait pas être gagné de la recoller dans son plumard ! Léone s'étonna donc que, à l'aide de sa couette, la Dame parvint à lui faire réintégrer son pieu aussi sec. Comment s'y était-elle prise, la mamie ?

Agathe borda ensuite Léone avec grande précaution en lui demandant à pas moins de trois reprises si elle allait bien, si le frottement du tissu qu'elle tirait ne lui faisait pas mal.

- Ha ! La témérité est un vilain trait de famille dont tu sembles avoir hérité, ponctua Agathe amusée. Mais prends garde mon enfant, à vouloir guérir trop vite, tu risques de faire marche arrière.

Puis ses doigts flétris saisirent le tube de perfusion semi-arraché dans sa chute :

- Allons donc ! J'imagine que nous allons pouvoir nous passer de ça. Tu devrais être capable de manger par toi-même, maintenant. Des liquides pour commencer, puis bientôt du solide. Ainsi, tes forces te reviendront plus vite.

Agathe retira proprement la perfusion et stoppa la chute de son hémoglobine. Elle s'absenta ensuite un bon quart d'heure et revint, en portant sur un plateau une grande assiette de potage au potiron. « D'la bouffe ! » s'extasia Léone qui eut le sentiment d'avoir tiré le gros lot. À peine le plateau fut-il posé sur ses genoux que le fumet goûtu s'en échappant mit ses papilles dans tous leurs états. La Renarde ne remarqua pas la brindille de persil flottant sur un cœur de crème fraîche, dessiné avec amour, avant d'engouffrer goulûment la totalité de sa soupe. Elle fut si vorace que du liquide lui dégoulina aux coins des babines. Que c'était bon de manger !

L'enfant du Bas-Monde dévora sans répit, jusqu'à lécher la porcelaine.

Lorsqu'Agathe vit le visage blanc de Léone disparaître dans les confins de l'assiette creuse, elle aurait pu s'offusquer de ce manque affreux de savoir-vivre, de cette impolitesse manifeste, mais c'était sans compter sur l'adoration qu'elle vouait déjà à l'enfant.

- Mais quel appétit, ma grande ! Oh quel bonheur que tu aimes tant manger. Je vais m'en donner à cœur joie aux fourneaux !

L'hôtesse fut aux anges et avec de la vraie nourriture, Léone sentit son corps s'enivrer d'une force nouvelle. Et elle mourait d'impatience... Ses yeux sombres ne cessèrent de jeter des coups d'œil insistants à sa fenêtre de chambre. Qu'y avait-il de l'autre côté ? Pourrait-elle y parvenir, maintenant que son estomac avait absorbé une assiette entière ?

Agathe, attentive, ne manqua pas de remarquer l'attention que la petite portait à la fenêtre. En détournant à son tour le regard vers l'ouverture, la Dame devint songeuse. Ses yeux se perdirent dans le vide et Léone se demanda où ce vieil esprit voguait. D'un coup, sans lien apparent avec le moment présent, Agathe se mit à conter :

- Tu sais, mon enfant, j'ai vécu une vie pleine de merveilles et de réjouissances. Je me mouvais dans le monde avec la spontanéité et l'aisance de celle dont on n'a pas brisé les ailes. Tant d'années d'insouciance et de bonheur... je serais bien malvenue de me plaindre.

Alors qu'Agathe se raccrochait au fil de ses souvenirs, Léone crut presque distinguer l'ombre d'une colombe voler à toute vitesse dans le fond de ses yeux. Jamais l'adolescente n'avait entendu de personne si âgée témoigner de l'existence, et plus intrigant encore : une personne ayant vécu dans un autre monde. Sans compter que ses phrases étaient si joliment tournées, ses mots si bien choisis... Tel un marmot capté par le talent d'un conteur, Léone fut suspendue aux lèvres d'Agathe :


Destination interdite (Tome 1 - La Tour)Où les histoires vivent. Découvrez maintenant