12 - Bons rapports de voisinage *

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Lorsque ses chaussons foulèrent le perron extérieur, le ressenti de Léone approcha celui de Christophe Colomb enfonçant ses bottes sur une plage d'Amérique. Ses paupières, éblouies de clarté, se crispèrent. Dans un flash, son ciboulot revit sa première rencontre avec le Soleil au travers d'une meurtrière de la Tour. Léone s'efforça de rouvrir les yeux, ne serait-ce que pour appréhender un danger. Sa main forma une visière sur son front.

La splendeur du jardin d'Agathe l'assaillit alors sans prévenir. C'était bien plus joli vu d'ici que depuis sa fenêtre. Le parfum des fleurs chatouilla ses narines. Les rayons enveloppèrent sa peau blanche d'une chaleur douce. Le gazouillis de petits oiseaux cajola ses tympans. Léone se demanda si, finalement, elle n'était pas morte dans cette Tour, pour atterrir ici, au paradis.

Prudemment, elle s'installa autour du guéridon. Agathe entreprit de servir le thé et Léone ne put s'empêcher de guetter la rue. Les heures passées à espionner par sa lucarne lui avaient enseigné que peu de gens empruntaient ce bout de chemin. Tout de même, un badaud imprudent y pointait parfois le bout de son nez. Et la Renarde se tenait prête à accueillir tout intrus.

Ce qui ne manqua pas d'arriver.

Ses muscles se crispèrent quand une silhouette surgit à la sortie du parc forestier. Le type avançait droit dans leur direction. « Ce con, il doute de rien. Il s'cache même pas » s'insurgea Léone. Ce chauve, bedonnant, parut même très heureux de se promener de la sorte. L'individu les aperçut à son tour. Il agita brusquement haut sa main pour dessiner un grand « coucou ». Léone s'apprêta à charger droit sur lui, quand elle vit Agathe répondre par un geste similaire.

- Oh, Raymond ! Mon cher voisin, comment vous portez-vous par cette belle journée ? tonna la Dame en se levant pour aller à sa rencontre.

« Ils se connaissent » nota Léone sur le qui-vive. Le type continuait d'avancer. Il se colla bientôt à la barrière blanche délimitant le jardinet, côté rue. D'un geste instinctif, Léone attrapa la petite cuillère en argent du service à thé. Une tueuse de sa trempe pouvait causer d'infinis dégâts à l'aide d'un si petit objet.

Agathe échangea avec lui quelques paroles anodines par-dessus la clôture. L'homme avait l'air ravi de la rencontrer :

- Madame Neigemett, je constate que vous avez de la visite aujourd'hui.

- Oh, nous prenions simplement le thé, dit poliment Agathe. Il serait regrettable de ne pas profiter de ce temps clément. Vous-même avez entrepris une promenade ?

Adroite, Agathe préservait le mystère sur l'identité d'Octavia, tout en détournant la conversation. Il s'en suivit un nouvel échange futile, avant que Raymond n'en revienne au thé.

- Alors comme cela, vous prenez le thé. Je suis sûre que vous cachez d'agréables talents de pâtissière.

La Dame Neigemett comprit vite qu'il désirait s'inviter et, avec son savoir-faire sans égal, répondit :

- Oui, c'est l'occasion de partager un moment entre femmes, de se murmurer quelques confidences.

Traduction, vous n'êtes pas le bienvenu. Agathe craignait trop que la curiosité de son voisin vienne troubler son secret de polichinelle.

Simultanément, Léone surprit le coup d'œil furtif de Raymond en direction de la délicieuse part de gâteau qui lui était destinée, à elle. Tel un chien enragé, la fille ténébreuse ne le lâcha pas des yeux. Son museau se fronça, affichant un air menaçant. Raymond déglutit. Il se sentit subitement affreusement mal à l'aise. Pour une raison obscure, la gosse attablée au guéridon le terrifiait. Sous le gras du confort et de l'âge, ses instincts primaires sortirent de leur torpeur et lui soufflèrent de prendre ses jambes à son cou. En cafouillant un prétexte pour retourner se planquer chez lui, il prit congé.

- Passez une agréable journée, cher voisin, lança la Dame en agitant la main en guise d'au revoir.

Sur le retour, Raymond ne put s'empêcher d'accélérer le pas et de rentrer les fesses - un réflexe dont il aurait été peu fier en société. A posteriori, si on lui avait demandé pourquoi il avait ressenti ce besoin impérieux de fuir, il aurait été incapable de l'expliquer. « La jeune fille s'est saisi de sa petite cuillère pour entamer une appétissante part de gâteau... Et je me suis carapaté chez moi ». Lui-même aurait eu du mal à déterminer le lien, entre la cause et la conséquence.

Tandis que Raymond se carapatait, les iris noirs de Léone luisirent entre deux fentes. Elles suivirent le dos de l'homme jusqu'au coin de la rue et l'échine de Raymond en frissonna jusque-là.

Le danger éloigné, la petite cuillère en argent s'enfonça gaiement dans le moelleux du gâteau. Léone savoura son met avec la satisfaction du chien de garde qui a accompli sa tâche. Tout de même, son ciboulot s'étonnait : « ils sont zarbis les gens ici ». Ils n'attaquaient pas, ne se méfiaient pas. C'était étrange. « Ils ont l'air... inoffensifs » songea Léone, tout en sachant qu'il ne fallait pas se fier aux apparences. À propos d'apparence... « Il avait un drôle de look, ce type » ricana-t-elle. Avec son pantalon taille haute qui peinait à contenir son ventre et sa chemise bouffante à carreaux, le chauve lui rappela son clown. La mode des Plateaux était fort différente, bien que Raymond n'en soit pas la meilleure égérie. Agathe, elle, avec son incroyable élégance et ses robes longues, inspirait plus l'admiration que le rire. Léone fut soudain interrompue dans ses réflexions :

- Mais dis-moi, mon enfant, ne nous déclarerais-tu pas une allergie au soleil ? s'inquiéta Agathe.

C'était vrai, ce que ses foutus bras la démangeaient ! Des plaques rouges gangrénaient son épiderme. Il fallait reconnaitre que dans le Bas-Monde, sa peau blanche ne l'avait pas croisé souvent, le Soleil.

« Ah ouais, on dirait bien, constata Léone dépitée. Allergique au soleil. Allez, c'est gagné pour ma pomme ».

Destination interdite (Tome 1 - La Tour)Où les histoires vivent. Découvrez maintenant