1 an plus tôt - La révérence de l'humoriste *

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Le palier du Terrier à peine franchi, Céleste et le P'tit Brice déboulèrent comme deux boulets de canon dans les pattes des Jumeaux pour quémander un goûter. Dans la cuisine à droite, assis sur un tonnelet de poudre explosive qui n'aurait certainement pas trouvé sa place dans une maternelle, Makoo broyait des mixtures colorées - personne n'interrompait le génie en pleine création. Sur la table basse du salon, sous l'air abasourdi de Lisa, Grégory mélangeait un jeu de cartes si vite qu'elles dessinèrent un accordéon dans l'espace.

- Ben ils ont tous l'air occupés, évalua Léone.

Une idée lui trottait derrière la tête.

- C'est qu'on va devoir s'trouver une occupation à nous, lui rétorqua Ania en déroulant son sourire carnassier.

La même idée trottait dans la cervelle de la rouquine. Les gamins étant à l'abri, elles crevaient d'envie d'assister au clou du spectacle.

- Crotte, j'ai dû faire tomber mon... bouton d'manteau sur l'chemin, prétexta Ania sans aucun naturel. (Il n'y avait pas pire baratineuse dans l'univers). Ho, ho, on va devoir ressortir !

Ses mots furent prononcés volontairement forts, mais nul ne leur prêta attention. Si Makoo avait daigné lever le nez de son ouvrage, sa sagacité aurait démasqué le bobard d'Ania en une demi-seconde. Aussi, la porte de l'appartement claqua une seconde fois dans l'indifférence la plus totale de leurs camarades.

- Mortecouille, j'ai bien envie d'voir jusqu'où ce clown peut aller ! s'anima Léone tandis qu'elles dévalaient la cage d'escalier.

- Ouais ! P'tain, Makoo garde les gosses au Terrier. Maintenant, c'est soirée nanas ! renchérit Ania en exhibant sa dentition.

À peine avaient-elles réactivé le piège souqué au hall de leur immeuble, que leurs jambes épousèrent un pas de course. En bifurquant habilement aux coins des ruelles et en sautant par-dessus les débris, les adolescentes rebroussèrent chemin à grande vitesse. L'air poisseux mais frais de la vieille ville fit sauter la queue de cheval brune et les frisettes rousses. Leurs poumons distillaient une énergie vivace en elles et l'adrénaline offrit à leurs cervelets un cocktail de pure liberté. Ça déclencha le rire rauque d'Ania qui raffolait gambader ainsi en compagnie de sa coéquipière. La roche avait beau assombrir le ciel du Bas-Monde, jamais ça n'avait altéré la spontanéité de la rouquine et sa capacité à jouir de bonheurs simples comme celui-ci. Léone s'en délectait encore aujourd'hui. Leur course générait une émulsion entre elles. Entre la rouquine et la fille ténébreuse, la mayonnaise prenait facilement.

Leur entrain fut stoppé net lorsque, sur la place du spectacle, elles tombèrent nez à nez face à l'humoriste crucifié.

Cloué au mur par les bras, le clown était suspendu en croix bien au-dessus du sol. Il ne subsistait du Christianisme ici-bas, que la cruauté. Son épaule gauche était déboîtée, affligeant la silhouette d'une apparence désarticulée. Son maquillage dessinait sur ses joues de longues coulures difformes. Ses pieds dénués de chaussures pendaient dans le vide et depuis le bout de ses orteils, un filet de sang gouttelait. Lorsque le flux de l'hémoglobine s'interrompait cela générait un effroyable ploc. Dans son joyeux costume coloré, il était aussi mort qu'on pouvait l'être.

Tous les spectateurs avaient fui.

Les deux renardes le contemplèrent, hébétées. Elles s'étaient absentées, quoi... Moins d'une heure ? Même Léone, dotée d'un bon flair, n'avait pas supposé que la sentence tomberait si vite. Comment le Lieutenant avait-il pu savoir et châtier dans la foulée ? Ce type-là était décidemment le mieux informé et le mieux entouré à des centaines de kilomètres à la ronde.

Destination interdite (Tome 1 - La Tour)Où les histoires vivent. Découvrez maintenant