Après la mort du père de Céleste, la cache familiale était devenue nocive. Ce boui-boui empli de vieux souvenirs était hanté par le fantôme d'une femme qui avait depuis longtemps renoncé à la vie.
Aussi loin que Léone s'en souvienne, leur mère avait toujours été en proie à une dépression existentielle. Telle une morte-vivante, elle s'était accrochée au père de Céleste. L'homme semblait être le dernier maillon la rattachant à la vie. Après sa mort, la femme n'eut plus goût à rien. Mangeant peu, elle ne quitta son lit que pour s'alcooliser, une habitude tenace qu'elle cultivait depuis de nombreuses années. Leur mère était regrettablement faible et sa fragilité fut un poids lourd à porter pour sa fille aînée.
Cependant, puisqu'elle faisait partie de son Cercle, Léone veilla à ce qu'elle ne manque de rien, jusqu'à la fin.
La fin arriva vite.
Leur mère commença à tousser deux semaines seulement après le meurtre de son compagnon. Au début, la toux était occasionnelle. Puis le mal s'installa du matin au soir. Les quintes furent parfois si violentes que leur mère vomit le peu de nourriture qu'elle ingérait. D'autres fois, la toux s'accompagnait de fortes fièvres l'affectant trois ou quatre jours d'affilée. Léone changeait alors ses draps, trempés par la sueur due aux poussées de température.
Assez vite, la femme ne sortit plus de son lit. Elle prit soin tout de même, de ranger sa bouteille de mauvais alcool sur sa table de chevet. D'autres y posaient une bible, elle y avait son litre.
Leur mère aurait pu essayer de se battre, de manger, même sans appétit. Elle aurait pu se lever et se forcer à sourire, pour ses filles, ou au moins pour Céleste qui avait sa préférence. Mais la malade ne fut pas de cet avis, à croire que sa fille préférée, était finalement sa bonne vieille dépression.
La fin survint un matin, tandis qu'elle dormait dans ce lit qu'elle ne quittait plus.
Léone était rentrée pour déjeuner, avec des gâteaux secs et de l'eau. Mais dans son état, sa mère n'eut évidemment plus besoin de rien. L'adolescente souleva le drap pour la contempler une dernière fois. Ses membres décharnés par la maigreur tenaient fermement sa bouteille vide contre ses côtes apparentes. En la contemplant ainsi, Léone eut l'impression de dévisager une inconnue. L'adolescente remonta le drap sur son visage d'un geste lent, puis tourna les talons sans regrets.
Léone conduit immédiatement Céleste loin de leur domicile, où reposait dorénavant une dépouille. Le soir même, elles emménagèrent au Terrier, la planque des Renards.
Ania et Makoo, que Léone fréquentait depuis quelques mois, les accueillirent en grandes pompes !
Ces deux-là étaient fiers de les héberger dans leur fief. Le Terrier n'était autre qu'un immeuble entier, réquisitionné par les Renards. La pratique était monnaie courante, la population étant ridicule en comparaison de celle occupant les villes dans le passé. Un bon taux de mortalité associé à une pénurie alimentaire, générait des miracles sur le plan démographique. « Beaucoup d'place, pour peu d'gens. Plutôt cool ! » résumait Ania qui ne parvenait pas à prononcer le mot démographie.
En revanche les logements de qualité se révélaient rares. Le pépin avec les immeubles : c'est qu'ils s'écroulaient. Valait mieux choisir le bon. Selon Makoo et ses livres de maçonnerie, les fondations du Terrier tenaient bon.
Dans la cage d'escalier conduisant à leur appartenant, Ania ne lâcha pas son sourire carnassier. Un air diabolique déformait ses tâches de rousseur, à chaque fois qu'elle prévenait Céleste de l'existence d'un piège. Malins, ces ados en avaient disséminé un peu partout, histoire d'éliminer les visiteurs indésirables.
- De bonnes tapettes à souris, commenta Ania sur un ton machiavélique.
À l'instar de son aînée, Céleste ne se démonta pas. Arrivée au cinquième étage, la rouquine fut désappointée d'avoir loupé son petit effet.
En passant le palier du grand appartement - le moins pourri de l'immeuble et le seul réellement habité par les Renards -, les sœurs surent qu'elles allaient s'y plaire. Derrière la salle commune, un long couloir débouchait sur une chambre vide. La pièce menue, de douze mètres au carré tout au plus, semblait les attendre de pied ferme. Sous le regard amusé du métis, Léone et Céleste se précipitèrent sur la fenêtre. Depuis le cinquième étage, l'ouverture offrait une belle vue sur la ville décrépite. Les résidus d'ensoleillement des Quartiers Lumières brillaient au loin et permettaient d'éteindre la lampe de jour.
Doucement, leur vie se recolora.
Les sœurs affectionnèrent vite ce nouveau foyer. Au Terrier, tout était tellement chaleureux ! On y mangeait en communauté, y riait et plaisantait généreusement. On y pansait les plaies que le Bas-Monde laissait sur les plus jeunes. L'amitié sincère soudant les Renards conduisit Léone à se défaire de sa méfiance, pour leur concéder une confiance illimitée.
Les deux brunes adoptèrent rapidement de nouvelles habitudes. Elles se couchaient, se réveillaient ensemble, mais participaient volontiers à la vie commune. Céleste et le P'tit Brice ne pouvaient se retenir de traîner tous les deux, tout en étant incapables de se supporter plus de deux heures. Leurs chamailleries exaspéraient le reste de la troupe ! Léone, quant à elle, passait l'essentiel de ses journées en compagnie d'Ania et Makoo, ce duo intrépide rejoint pour le meilleur et le pire.
Le soir, pour un anniversaire, pour couronner un vol fructueux ou lorsque la jeune Lisa avait encore mis sa culotte à l'envers - tout prétexte étant recevable -, les Renards montaient sur le toit de leur donjon. Ils y allumaient un feu de joie et Makoo déballait quelques fusées. Les étincelles de couleur réchauffaient le cœur autant que la flambée. Après avoir lu Peter Pan, le P'tit Brice s'obstina à courir torse nu autour du bûcher en imitant l'indien.
Ce fut avec un plaisir surprenant que Léone apprit à chanter parmi eux, mais aussi pour eux. Son public fut conquis ! Makoo et Céleste en particulier couvraient de louanges son « incroyable voix ». Les Renards communiaient aussi en interprétant leur hymne - dont ils criaient plus qu'ils ne chantaient les paroles -, sur une mélodie enjouée, parfois jusqu'au bout de la nuit.
Quelques semaines après leur arrivée, alors qu'elles se tenaient assises à proximité de la flambée, Léone et Céleste se regardèrent longuement, devinant chacune ce que l'autre pensait. Les rires des Renards, la mélodie entraînante, la chaleur du feu, le poids des haricots dans l'estomac... Était-ce cela, le bonheur à l'état brut ?
Plus tard dans la nuit, au creux de leur lit, les sœurs se promirent l'une à l'autre de vivre au Terrier « pour toujours ».
L'aînée tenait dur comme fer à cette promesse.
Et si les choses n'avaient pas complètement merdé, Léone aurait tenu sa promesse.

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Destination interdite (Tome 1 - La Tour)
Mystery / ThrillerAu coin des ruelles sombres et nauséabondes du Bas-Monde, calfeutré dans le noir, on le chuchote tout bas... « Les Tours sont maudites. » Mais personne n'en sait plus. Sur la Terre, les rumeurs, mythes et légendes se répandent dorénavant comme une t...