La Tour - 16ème jour

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« Font chier ces rumeurs ! » fut probablement le phrasé le plus régurgité par Léone ces dernières quarante-huit heures.

Dire qu'on racontait partout dans le Bas-Monde que deux semaines suffisaient pour accéder au sommet d'une Tour. Voilà maintenant seize jours que ses mollets s'acharnaient sur cet escalier et elle n'apercevait toujours pas de maudit plafond quand elle s'allongeait sur sa marche. La conclusion devenait terriblement évidente :

- Deux semaines, mon cul oui ! ragea Léone. Mortecouille ! proféra-t-elle au pas suivant.

Chaque marche récoltait son lot de juron. Pas de jalouses.

À présent, son ciboulot crut comprendre pourquoi personne ne ressortait vivant des Tours. Tous avaient dû se fier aux rumeurs et personne n'avait dû prévoir assez de vivres pour l'escalade. Pourquoi disait-on qu'il fallait quinze jours pour atteindre ce sommet ? D'où tenait-elle ça, d'ailleurs ? Léone ne se souvint même plus qui le lui avait dit. Ça faisait partie de ces dogmes dont personne ne doutait ici-bas, de ces croyances s'étant inexplicablement métamorphosées en Vérités. Sa mâchoire se crispa. Comment avait-elle pu se faire avoir aussi bêtement ?

- Quelle conne ! s'agaça-t-elle.

Qui avait bien pu colporter une telle rumeur dans le Bas-Monde ? Et pourquoi ? Si Léone lui mettait la main dessus, sa peau ne vaudrait plus grand-chose. Sa colère lui filait des envies de meurtre.

Ses pensées s'épanchèrent vers ces aventuriers qui, comme elle, avaient été piégés dans les méandres de cet escalier sans fin. À ce stade de l'ascension, eux aussi avaient dû comprendre qu'ils allaient crever de soif et de faim, lentement. Leurs bagages avaient sans doute été conçus de la même manière que le sien : léger pour l'effort, empli de vivres pour deux semaines seulement. Or tel était le cœur du problème. Comme eux, Léone viendrait à manquer de nourriture d'ici peu. Comme eux, un plongeon dans le vide lui paraitrait une fin consolante, en tout cas préférable à une mort à petit feu de faim et de soif.

Voilà donc pourquoi ses prédécesseurs s'écrasaient au sol ! Ils n'avaient pas craint les Esprits. Ils n'étaient pas fous. Bien au contraire, leur résolution suicidaire était totalement lucide, même pragmatique. Léone rit jaune. Ces balivernes sur les Esprits n'embobineraient pas son cerveau cartésien. Les superstitions d'Ania étaient définitivement d'adorables sornettes.

Son regard charbon vira vers les hauteurs. Ces fichus ronds de pierre narguaient ses kilomètres d'effort et s'élevaient encore à l'infini. Impossible de distinguer la fin de son périple !

- Fais chier ! fulmina-t-elle. Foutue Tour ! sur la marche suivante.

Les fugitifs accédant à l'édifice savaient que la Garde Bleue leur réserverait le pire des sorts, au cas où l'envie leur prenait de redescendre sagement par la porte. Aussi, quelle autre option avaient-ils que de regarder vers le haut ? Nul ne savait ce que l'on pouvait y trouver, mais chaque aventurier y décelait de l'espoir. L'inconnu valait forcément mieux que le courroux de la Garde Bleue. Alors ils grimpaient, inlassablement. Dans un élan de sympathie, Léone se sentit proche de ceux qui avaient partagé son désarroi tout en gravissant ces marches. Opterait-elle une solution identique ? Choisirait-elle de basculer son corps au travers d'une meurtrière, lorsqu'elle la faim et la soif auraient raison d'elle ?

Léone exulta de rage et serra les poings, résolue. Non ! Elle, elle était une « dure à cuire » comme le lui répétait Makoo. Le suicide, c'était la facilité. Lorsque son corps subirait le martyr, cette alternative se révèlerait certes alléchante. Mais Léone ne s'y résoudrait pas, quitte à être emportée dans de terribles tourments. Sa quête valait tous les sacrifices.

Mais... Combien de temps durerait son calvaire ? Combien de jours, encore ? Heureusement, en économisant ses rations depuis une semaine, elle détenait un atout en poche sur ses concurrents. Quand bien même, son stock de nourriture s'épuiserait en sept jours et les repas n'auraient rien de rassasiant. Ça allait être dur, vraiment dur. Son poing frappa le mur de rogne. Un morceau de peau s'accrocha à la roche, laissant sa chair à vif à l'endroit où ses os dessinaient les vagues.

- Bravo ! ironisa-t-elle.

Finalement, tout ce qu'elle avait réussi à accomplir était de s'entailler la main ! Ses poumons pompèrent de l'air profondément pour calmer sa rogne. Insulter les marches, oui, pourquoi pas. Mais se blesser, c'était débile. Léone défit son sac pour y rechercher de quoi couvrir la plaie, lorsqu'elle tomba sur le foulard. Ce tissu aux motifs bleu roi, entremêlés sur un fond vert émeraude, aurait pu faire l'objet d'un bon troc en bas. Mais dans cette Tour... Pourquoi l'avait-elle emmené, ce machin ? Léone se souvint s'être dit que le foulard était si léger, qu'il prenait si peu de place, que l'emporter n'aggraverait rien. Elle ne fut pas mécontente de le trouver. Après un pliage dans la longueur, la brunette l'enroula autour de sa main, au moins, la poussière ne pourrait pas s'infiltrer sous sa peau. Le tissu s'imbiba de sang. Quel dommage d'abîmer ce merveilleux effet... De leurs vies, Céleste et elle n'avaient rien porté d'aussi beau. Léone était entrée en possession de cette accessoire inhabituel, par étrange hasard.

Un coup du sort, pourrait-on même dire.

Destination interdite (Tome 1 - La Tour)Où les histoires vivent. Découvrez maintenant