La Tour - 21ème jour

127 20 16
                                    

« Si le père de Céleste était encore en vie... Si mon chemin n'avait pas croisé celui de l'humoriste... Si j'avais pas commis le casse chez Ricker... Ni fait sauter l'bastion du Lieutenant... Jamais il n'y aurait eu de guet-apens ce jour de pluie... Et jamais Céleste n'aurait manifesté le Don. »

Depuis trois mois maintenant, ces odieuses suppositions s'infiltraient dans les rêves et cauchemars de Léone. Elles ponctuaient ses nuits de scénarios étranges, dans lesquels l'adolescente essayait, en retissant les fils de son destin, d'esquiver cette terrible rencontre avec Ricker. Céleste redevenait alors une petite fille sans histoire, sans Don. En changeant le cours des événements à l'ombre de son sommeil, Léone réussissait parfois à les tirer d'affaire.

Et c'était cet exploit qu'elle tentait de renouveler en l'instant. Assoupie sur une marche de la Tour, Léone rêvait. Son calme apparent, sa peau pâle et sa maigreur, incitaient à la croire définitivement éteinte. Pourtant, ses méninges œuvraient à plein régime pour redessiner son histoire.

Soudain, les sons et images composant ses souvenirs s'embrouillèrent, laissant autre chose s'infiltrer. Ses membres s'agitèrent frénétiquement, comme ceux d'un cabot assoupi. Léone évoluait dans un univers surréaliste, de ceux qu'on ne croise qu'au cœur de nos nuits, lorsque le cerveau fabrique à lui seul un monde improbable, un monde impossible à reconstituer le lendemain matin. On a beau chercher les mots, rien ne colle. On attrape tout juste au vol, les images de notre nuit qui s'évaporent.

Pourtant il existe une sensation, juste au réveil. Lorsque nous nous tirons du sommeil, mais que nous ne sommes pas complètement réveillés non plus. Lorsque nous prenons conscience que nous rêvons, mais que le rêve est encore là. S'extirpant du sommeil, Léone aboutit à cette croisée des chemins. Du moins, ce fut ce qu'elle supposa.

Et... Elle n'y était pas seule.

Quelqu'un... Quelque chose... Vint à sa rencontre, profitant de cet entre deux mondes pour apparaître, ou bénéficiant peut-être simplement de l'état de transit de l'adolescente, pour la hanter. Quand elle sentit cette présence, son sang se glaça dans ses veines. La respiration de Léone se saccada. Encore assoupie, la brunette crut ne pas pouvoir parler. En réalité elle murmurait déjà dans son sommeil, appelait au secours Makoo, mais personne ne l'entendit. Sa propre voix ne lui parvint pas jusqu'aux tympans.

Par contre, Léone l'entendit nettement... Lui, ou Elle.

" Je suis là ! " vociféra ce monstrueux visiteur, sur une tonalité teintée de colère et de plaisir !

Léone se réveilla en sursaut !

Elle fut prise de sueurs froides et mit du temps à resituer l'endroit où elle se trouvait. En avalant une grande bouffée d'air, la renarde réalisa avoir cessé de respirer depuis un moment. Son cœur cognait encore à tout rompre dans sa poitrine ! Progressivement, elle se calma. Ses mains palpèrent la pierre volcanique de la Tour pour s'assurer de son retour à la réalité. Quelques secondes s'écoulèrent... Avant que Léone se rendit compte être à deux bons mètres de l'endroit où elle s'était endormie. « J'ai dû m'agiter dans mon sommeil » constata-t-elle déboussolée. Immédiatement une frayeur la parcourut : « Mortecouille, heureusement qu'je suis pas tombé dans le vide pendant que j'dormais ! ».

- Il s'est passé quoi, bordel ? s'interrogea-t-elle, cette fois à voix haute.

Elle craignit un instant que la chose l'ayant visitée réapparaisse et lui réponde. Il n'en fut rien. Le dos de sa main épongea une goutte de sueur perlant sur front, puis le calme revenu, la renarde se trouva bête de réagir si fort à ce qui était vraisemblablement... Juste un mauvais rêve.

- Stupide cauchemars ! s'exclama Léone en riant d'elle-même.

Ses dents un peu trop serrées trahirent la franchise de son sourire.

Tout en retrouvant ses facultés, elle s'efforça de réinvestir son quotidien et descendit les quatre marches grimpées durant son sommeil, pour récupérer son paquetage. Son regard s'attarda sur le cuir abîmé du sac d'Ania et Léone se remémora les superstitions de son amie. Si la rouquine avait été là, à écouter les étranges chuchotements résonnants entre ces murs, à cauchemarder si fort que l'on jurerait réels les mots de la chose, elle n'aurait pas manqué de lui sortir un long laïus sur les Esprits. Léone la visualisait déjà en train soutenir catégoriquement de sa voix rauque :

« La Tour est hantée ! Moi j't'le dit, on n'est pas seules ici ! »

Imaginer les tribulations d'Ania l'amusa tout de suite. Léone voulut également retrouver les fossettes de Makoo et se moquer avec lui des superstitions de la rouquine... Mais lorsque l'image du métis lui apparut, il ne souriait pas. Il affichait un air soucieux.

- Pourquoi t'es inquiet ? lui demanda Léone. Parce que je suis partie ? ... J'suis désolée de pas te l'avoir dit... Mais tu m'aurais jamais laissée faire.

La tristesse se lisait à présent sur les traits du renard, mais son inquiétude ne se dissipait pas.

- Quoi ? Manquerait plus qu'tu te mettes à croire aux Esprits... Tu vas quand même pas m'dire que tu gobes les conneries d'Ania ?! s'emporta Léone au cœur de la Tour.

Makoo ne répondit rien. Bien évidemment, il ne pouvait rien dire, puisqu'il n'était pas réellement là ! Léone réajusta les lanières du sac sur son dos. Plus elle avait faim et soif, plus les hallucinations de ses amis lui semblaient réelles.

Son pied se posa sur la première marche de la journée. Beaucoup d'autres suivraient. Son estomac lui faisait mal. Sa gorge était sèche. Mais un autre sentiment prit le pas sur ces maux... Connaissez-vous cette peur qui vous ronge les méninges, lorsqu'on se retrouve seul, après avoir entendu une bonne histoire qui fiche la frousse ? L'atmosphère de cet étrange cauchemar lui colla à la peau. Léone n'avait pas l'esprit tranquille et ne put s'empêcher de jeter une œillade par-dessus son épaule, avant de reprendre l'escalade.

Il n'était pas insensé de réagir ainsi.

Car il y avait dans ce mauvais rêve, quelque chose de bien réel.

Destination interdite (Tome 1 - La Tour)Où les histoires vivent. Découvrez maintenant