La Tour - 24ème jour

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À chaque fois que l'enlèvement se rejouait dans les méandres de son esprit, ce fut comme si une main invisible actionnait en Léone, un bouton réduisant à néant son humanité. Les pensées ne circulaient plus. Le bon côté des choses, c'est que ce bouton coupait la chique au désespoir et à la solitude. Seule demeurait cette rage tenace qui la maintenait en vie et la rapprochait de son but ultime.

Le sommet de la Tour.

Quel qu'en fut le prix.

La frénésie se mêlait à la folie qui la guettait davantage à chaque mètre. Doucement mais sûrement, la faim d'abord puis la soif, achevaient de convertir sa raison. Un brouillard rouge de colère contaminait sa caboche ; tout y tournait à plein régime, mais rien n'y avait plus de sens. Son cerveau s'activait comme un cycliste sur un vélo déraillé, il pédalait dans le vide. Léone ne réfléchissait plus, ne calculait plus, elle grimpait.

Des bruits résonnaient par moment entre les parois de l'édifice. S'agissait-il de voix ? De ce chuchotement étrange ? Ses oreilles s'orientaient fébrilement sans jamais parvenir à en déterminer l'origine. Bientôt, Léone ne sut dire si ces sons étaient réels ou s'ils relevaient d'hallucinations auditives. Elle les ignora donc tous sans exception.

Quant à sa vision, des flashs de sa vie ne cessaient de se rejouer sous ses yeux, sans que son cervelet puisse contrôler le film. Le sourire carnassier d'Ania illumina la pellicule. Le regard doux de Makoo aussi. Ces images l'apaisaient un moment, la conduisaient presque à renouer avec l'humanité, avant que d'autres flashs l'en éloignent brutalement. Le dégoût avec lequel sa mère la contemplait imbiba sa mémoire. Puis le film condensa en quelques prises les pires épisodes. Le visage du père de Céleste baignant dans son sang. Le corps crucifié de l'humoriste. La tronche de ces adolescents penchés au-dessus d'elle qui l'avaient, une fois, passée à tabac. Ses ongles sanguinolents creusant le sol caillouteux d'une cave pour échapper à son kidnapping. Les spams de Céleste en crise. Léone ne recensait plus ces diapositives infâmes la poussant à se métamorphoser en cette bête rustique escaladant la Tour. Une bête sans conscience, sans intelligence et surtout, sans mémoire.

Lorsque ses jambes fauchèrent, Léone chuta sur les paumes. Inarrêtable, elle se mit à grimper l'escalier à quatre pattes à l'instar d'un mammifère enragé. De l'écume sortit de sa bouche. Quand la fatigue la rattrapait, la renarde tombait simplement de ses quatre membres sur le ventre. Elle restait ainsi, sans se coucher réellement. Son corps récupérait ce qu'il pouvait en sommeil et dès les premiers signes d'éveil, ses muscles avaient déjà repris l'ascension. C'était à se demander s'ils ne continuaient pas d'œuvrer dans son sommeil.

À un unique moment, Léone s'arrêta d'elle-même. Elle venait d'atteindre une meurtrière, une ouverture si grande qu'on pouvait s'y dresser à hauteur d'homme. L'adolescente déplia péniblement ses jambes et s'accouda au montant rocheux de l'encadrure. Vu de l'intérieur, sa silhouette rachitique se dessina abruptement dans le ciel bleu. Debout, dans cette position plus digne d'un être humain, Léone se souvint vaguement ne pas être qu'un animal. Elle était aussi une adolescente, qui pas moins qu'une autre, aurait mérité une vie digne de ce nom. Dans cet instant de lucidité, la jolie brune se rappela avoir le choix : elle pouvait mettre fin à son tourment à tout moment. Personne ne l'obligeait à continuer de vivre et souffrir son calvaire jusqu'à la mort. Léone monta à pied joint sur le rebord de l'ouverture et s'y accroupit, scrutant le paysage de son regard sombre. Elle pouvait mettre fin à ces journées de tortures, dès à présent, si elle le voulait... Il suffisait de se laisser aspirer par le bleu du ciel.

Mais la renarde ne l'envisagea pas une seconde. Un animal enragé ne pouvait de toute manière pas opter pour une résolution sensée.

Son cœur tambourina fort dans poitrine. La vengeance. La colère. Son objectif. Seules ces choses comptaient dans sa caboche. Son museau blanc huma l'air extérieur avec dédain. Puis elle s'en détourna sans hésitation, pour reprendre l'ascension avec la même ferveur bestiale.

Sa rage fut peut-être ce qui lui sauva la vie.

Léone avait toujours été capable du meilleur, comme du pire.

Destination interdite (Tome 1 - La Tour)Où les histoires vivent. Découvrez maintenant