La Tour - 9ème jour

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Léone se tenait allongée droite comme un « i » sur sa marche, son crâne surplombant le vide. Elle s'était attachée à cette habitude funambulesque et l'avait renouvelée chacun de ces neuf derniers jours. Ces haltes découpaient son effort de la journée. Une dans la matinée et deux dans l'après-midi, s'imposait-elle. La pierre fraîche et dure était certes inconfortable sous son dos, mais ses jambes se délectaient de ce répit.

Sous l'impulsion de sa respiration, calme et profonde, ses muscles se relâchèrent un à un.

Les rouages de son cerveau, eux, ne cessaient de toupiller.

« Toujours pas d'pièges mortels... Mais toujours pas d'sommet en vue » consigna Léone, un peu contrariée. Son regard charbon toisa le cœur sombre de l'escalier. Il s'enroulait au-dessus d'elle tel un serpent sans fin, elle aurait aimé le dompter ce reptile.

« C'est mieux comme ça... » se convainquit la renarde. Après tout, ne devait-elle pas se satisfaire de l'état des choses ? N'était-il pas rassurant de monter, sans craindre qu'un gros rocher vous tombe sur le coin du nez ? Ou qu'une lame tranchante sorte brusquement du mur, pour séparer vos membres de leur corps ? Léone avait encore ses deux bras et ses deux jambes - elle ne détestait pas ça.

Mais... Était-il normal de ne pas apercevoir le sommet, au bout de neuf jours d'ascension ?

« Oui, sûrement » se fit-elle remarquer et il n'était pas déraisonnable de le penser.

Clic, clac. Les rouages dans sa tête s'enclenchaient selon une mécanique bien huilée. Le nombre de jours depuis son arrivée. Celui hypothétique restant, avant d'atteindre le sommet. Ses rations alimentaires. L'eau. Ce calcul revêtait une importance capitale. Si jamais son épopée ne durerait pas quinze jours, mais dix-sept ou dix-huit, parce qu'elle n'avait pas escaladé si vite qu'elle l'imaginait ? Léone voulut s'assurer qu'elle pourrait se substanter jusqu'à la fin de son voyage, pour accompagner son effort journalier.

La faim tirailla légèrement son estomac et l'organe se recroquevilla. Cela faisait déjà quarante-huit heures qu'elle économisait la nourriture, au cas où, et diminuait progressivement ses portions quotidiennes. Les enfants du Bas-Monde connaissaient la faim. Ce mal, Léone savait l'apprivoiser depuis longtemps. Elle avait d'ailleurs toujours admis qu'il était plus facile d'avoir faim que d'avoir soif et tirait de ce constat, une forme de réconfort.

Grrl. Grrl. Son estomac râla dans un gargouillis mesuré, mais Léone se sentait parfaitement capable de poursuivre ainsi pendant quelques jours... « au moins jusqu'à ce que j'aperçoive ce foutu plafond » songea-t-elle. Elle préférait prendre toutes ses précautions, quitte à se retrouver avec un surplus d'aliments au pic. « Dès que j'vois l'plafond, ce sera festin ! » prédit-elle amusée.

Et pour après... Après avoir atteint son but ? Là, évidemment, Léone ne projetait rien. Soit elle trouvait ce qu'elle cherchait là-haut, soit à défaut de réponses... Ce serait la fin. L'exploit consistait essentiellement à survivre jusqu'au terme de son ascension, il en avait toujours été ainsi, depuis que son projet avait été mis sur pied. Il aurait été inimaginable de duper une seconde fois la Garde Bleue, et plus encore de réussir sa course puis l'ascension avec un sac chargé en double d'eau et de vivres.

Ainsi, Léone jouait là son plus grand coup de poker. Et sur cette main, elle misait sa vie.

D'un geste vif, son buste se redressa et ses mauvaises pensées s'envolèrent et éclatèrent dans l'espace comme des bulles de savon.

- Pus l'temps des questions, tout dans les jambes ! se motiva-t-elle en sautant sur ses pieds.

Une fois debout, ses mains réajustèrent les liens fatigués de son sac et l'adolescente se tint prête à affronter de nouvelles heures de grimpe.

Sa semelle à peine posée sur l'échelon suivant, Léone fit brusquement volteface.

Ses os se rigidifièrent et son regard se perdit dans le dédale lugubre de l'escalier en contre-bas. Léone ne distingua au-dessous que les marches qu'elle venait de gravir. Ces quelques milliers de marches statiques, immuables. Et pourtant... Elle aurait juré avoir entendu quelque chose. Une sonorité unique encore jamais perçue lors de ces neuf derniers jours. Un bruit singulier... Comme un murmure inaudible.

Ses iris scrutèrent l'obscurité, inquisiteurs et prudents. Léone cessa de respirer pour ne pas gêner son audition. Ses sens furent parfaitement attentifs aux environs. S'il y avait quelque chose de neuf, elle ne pouvait pas se permettre de le manquer.

Telle une statue de cire, Léone demeura totalement immobile. À l'intérieur, elle bouillonnait.

Les secondes s'allongèrent en minutes.

Mais ses sens ne détectèrent rien de plus que le vide siégeant entre ces murs.

Avait-elle réellement entendu un chuchotement ? Ou, le sifflement du vent s'engouffrant par les meurtrières venait-il de lui jouer un mauvais tour ? Léone avait pourtant une confiance aveugle en ses sens ; ils ne l'avaient encore jamais trahie...

Elle resta encore statique, deux longues minutes, entièrement aux aguets. Prêta attention au moindre bruissement. À la plus petite variation sonore.

Seul le silence vint rencontrer le creux de son tympan.

Manifestement, il n'y avait rien.

Léone souffla, entre déception et soulagement, avant de tourner le dos à la base de l'escalier pour reprendre son ascension.

Destination interdite (Tome 1 - La Tour)Où les histoires vivent. Découvrez maintenant