20 - L'heure du thé meringué

60 9 7
                                    

La Dame Neigemett fuyait la société depuis des lustres. Dire qu'à sa grande époque, elle cristallisait l'admiration de la gent masculine et l'envie de ses concurrentes. En pavanant ses aimables courbes dans de beaux apparats, Agathe s'était jouée malignement de la jalousie des pies. Unique héritière de sa noble famille et douée d'un Chi à ne pas rougir, elle avait porté son rang avec grâce et élégance, faisant d'elle une conquête convoitée. Trop respectable pour papillonner, Agathe n'avait eu d'yeux que pour un seul gentleman, Rudolph Haubervigne, son défunt époux. Moins doté mais fort bel homme, lui aussi avait été brigué par d'autres demoiselles, mais il l'avait choisie entre toutes. Agathe avait toujours éprouvé de la joie et de la fierté à marcher à son bras.

Onze ans plus tôt, le décès accidentel de son mari avait irrémédiablement terni son éclat. L'année suivante, le sort s'était acharné et lui avait enlevé son fils unique, sa belle-fille et sa petite-fille, Octavia, la prunelle adorée de la famille. Face à l'inefficacité des Autorités à résoudre cette disparition et lui restituer ses descendants, Agathe avait sombré dans une profonde dépression. La survivante des Neigemett s'était coupée des remous de la société, cloitrée dans sa demeure et avait rechigné à cultiver ses relations. Bien-sûr, son naufrage avait fait jaser les bavardes revanchardes ! Mais Agathe, si dévastée par son infortune, s'en était moqué éperdument. Sa réputation n'avait plus eu une once d'importance.

L'éclatante Dame Neigemett avait ainsi chaviré dans l'oubli collectif. Les commères avaient fini par se désintéresser de ce vil cancan, pour sauter sur le suivant.

Seuls deux intimes étaient restés à son chevet. Le premier, Georges De Larivière, le meilleur ami de son époux, lui avait offert un soutien indéfectible. La seconde, Rosaline Bergamot, l'appelait régulièrement pour s'enquérir de sa santé et lui adressait des cartes de vœux en toute occasion qu'elle signait « Ta bien dévouée amie ». Madame Bergamot passait encore prendre le thé assidument, les premiers mercredis du mois.

En ce mercredi, dans son salon, Agathe Neigemett l'attendait justement dans une farouche impatience. Elle redispatcha les mignardises sucrées sur le guéridon, pour la quatrième fois, puis modifia l'angle d'une des serviettes brodées. Elle ne savait plus comment occuper ces interminables tours d'horloge ! Finalement, Agathe mit le thé à infuser, se disant que cela amènerait son amie plus vite. L'astuce fonctionna, la sonnette retentit, l'hôtesse vola l'accueillir.

- Agathe, ma chère. Comme il est plaisant de te voir ! s'exclama Rosaline en l'enserrant contre sa poitrine volumineuse. Mais pardi, tu as une mine resplendissante !

Ça, Rosaline Bergamot ne s'y attendait plus. Ces dix dernières années, une ombre masquait constamment le visage d'Agathe. L'invitée entrevit inexplicablement la femme badine et expansive connue jadis.

- Hihi, gloussa Agathe gorgée de bonheur. J'ai tant à te dire !

Rosaline scruta Agathe de plus en plus étonnée, n'en revenant décidément pas de la trouver en de si bonnes dispositions.

- Tu me fais bien des mystères, la gronda-t-elle gentiment. (Sa curiosité était piquée au vif.)

- Je te débarrasse de ton châle, puis, installons nous au salon, guida Agathe en s'activant autour du porte-manteau.

Ses effets retirés, la rondelette Rosaline portait une robe fuchsia mettant en valeur ses courbes généreuses. Ses tenues, toujours hautes en couleur, la transformait en guimauve géante. Son physique collait fort bien avec sa personnalité, conviviale et affectueuse. Les Dames prirent place au salon. Agathe versa le thé.

- Alors, racontes-moi parbleu ! Ne me fais pas languir davantage, pipa Rosaline.

Amies depuis les bancs de l'école, Rosaline et Agathe se tutoyaient sans vergogne, il s'agissait là d'un marqueur de leur proximité. Jamais Agathe ne serait permise une telle indélicatesse avec Georges. Et puis, c'était un homme... Bien-sûr les jeunes générations ne procédaient plus de la sorte, au grand dam des plus anciens !

- Il s'est produit... Un évènement inattendu, avoua enfin Agathe en recouvrant son sérieux.

Son front plissa. Comment présenter les choses à sa camarade ? Rosaline déglutit. Celle-ci comprit qu'il ne s'agissait pas d'un potin anodin qu'on lance pour pimenter la conversation. Il y avait là, à la fois du grave pour soucier son hôte et du merveilleux pour la transformer. Rosaline, en bonne confidente, posa poliment le plat de ses mains sur ses cuisses et se montra attentive.

- Ma prunelle... Mon Octavia... Est revenue, articula enfin Agathe émue.

L'annoncer à un tiers rendit la chose d'un coup plus concrète. Un blanc accueillit sa confidence. Son interlocutrice était stupéfaite. Depuis le drame, Agathe ne prononçait jamais le prénom de ses descendants. Cet interdit ne l'avait d'ailleurs pas aidée à guérir de son malheur. Le sujet était devenu tabou, si bien que Rosaline ignorait tout des circonstances de la disparition.

- Comment... Comment ça, revenue ? prononça Rosaline, médusée.

- Je l'ai récupérée, auprès de moi. Tout ira bien maintenant.

- Auprès de toi ? Que veux-tu dire ?

Ses sourcils fins s'arquèrent très haut, Rosaline avait décidément du mal à comprendre tant la chose paraissait improbable.

- Auprès de moi. Ici. À la maison.

- Comment ?! (Le mot lui échappa sous forme d'un cri aigu peu conventionnel.) Est-elle ici... en ce moment même où nous parlons ?

- Oui. Dans sa chambre. Elle se repose, j'imagine. La petite est encore fragile pour le moment. Mais elle se porte de mieux en mieux. Je suis confiante.

Le nez à piquer les gaufrettes de la Dame Bergamot pointa en direction du plafond. Les chambres de cette demeure se trouvaient toutes à l'étage.

- Mon Dieu. C'est... c'est merveilleux !

Sa sincérité réchauffa le cœur mou d'Agathe.

- Et... ton fils ? s'enquit doucement Rosaline.

Le drame rattrapa Agathe. Le crane baissé, elle signa un « non » de la tête. Son chagrin était encore si pressant. Quand elle songeait à l'état dans lequel ils avaient trouvé Octavia, elle ne pouvait qu'imaginer plus grand malheur encore pour ses parents. Rosaline posa sa petite main potelée et réconfortante sur la sienne :

- Mon Amie. Depuis tout ce temps, Octavia, c'est déjà beaucoup. Un miracle, même.

- N'est-ce pas ? fit Agathe en essuyant une larme de crocodile sur sa joue.

Les Dames se sourirent tendrement. Agathe porta sa tasse à ses lèvres. Le thé était encore brûlant. Sa bouche souffla sur la vapeur qui s'en échappait. La chaleur du récipient entre ses paumes se révélait être une agréable consolation. Lorsqu'Agathe releva son nez vers sa camarade, celle-ci s'était remise à fixer le plafond.

- Est-elle très fatiguée ? Je meure d'envie de rencontrer la petite responsable de votre enchantement, avoua Rosaline.

Et... Agathe mourrait d'envie de lui présenter son bijou.

- Hihi, de toute manière, Octavia devait sélectionner ses matières cet après-midi, en vue de sa rentrée scolaire. Ta visite tombe à pic. À nous deux, nous allons être en mesure de la conseiller à l'aide de nos souvenirs d'écolière !

Ni une, ni deux, la fougueuse Agathe bondit de son fauteuil et gambada dans l'escalier pour rejoindre l'étage. Rosaline fut estomaquée de la voir bouger si vite, en dépit de leur âge bien tassé. Celle-ci se souvint alors, qu'auparavant, sa camarade de classe avait toujours ressemblé à un feu-follet, radieux et frétillant.

Destination interdite (Tome 1 - La Tour)Où les histoires vivent. Découvrez maintenant