21 - L'habit déguise le moine

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Depuis qu'un dossier à son nom attendait son heure dans les archives de Saint-Augustin, que Rosaline évoquait avec émotion le retour d'Octavia Neigemett au Minerva et que l'inscription à Lancia était formalisée, tous les feux étaient passés au vert. Dans l'ignorance la plus totale, le Plateau européen déroulait le tapis rouge à une enfant du Bas-Monde.

Dorénavant Dame Neigemett, qui escamotait en parallèle son retour en société, ne manquait plus une occasion d'exhiber sa pupille. Aussi Agathe et Léone effectuaient une promenade quotidienne, innocente, dans le quartier ou le parc paysagé. Son hôte s'attardait à chaque rencontre pour bavasser avec ses voisins. Habillement, dans les deux phrases qui suivaient, elle attirait l'attention de son interlocuteur sur sa petite-fille, récemment rétablie d'une longue convalescence à Saint-Augustin.

Un matin, elles réempruntèrent le Tube pour se rendre chez une couturière et acquérir une garde-robe digne d'Octavia. Léone s'attendait à côtoyer une femme au dos recourbé sur un travail d'aiguilles, au fond d'une boutique, avec un ruban métré dégueulant de sa poche. Au lieu de ça, elles avaient pénétré dans une maison ancienne surchargée de balcons, tissus, plumes, miroirs, fleurs et même, cocktails. Les clientes semi-dévêtues et les vendeuses, plus colorées que des perruches, donnaient le sentiment d'avoir pénétré dans une luxueuse maison close.

Les vendeuses, fort inefficaces, s'avéraient surtout là pour papoter et complimenter la clientèle. Pourtant, aucune ne sauta à leur rencontre. Les autres acheteuses, y compris celles arrivés après, leur parurent toutes prioritaires. Léone discerna les regards irrités se déversant sur les vêtements trop grands qu'Agathe lui avait prêtés. Une œillade vers son accompagnatrice lui permit de surprendre le rictus en coin de la mamie. La Dame Neigemett accusait cette impolitesse sans broncher et attendait son heure. Une femme en robe longue bleu roi, coiffée de plumes jaunes, les aborda enfin. Son attitude traduisait un, plus vite ce sera fait, plus vite nous serons débarrassés.

- Les créations du Rubis Cousette ne sont pas adaptées aux petits budgets, lâcha d'emblée la perruche sans un bonjour.

- Mon nom est Madame Agathe Neigemett et mon budget aujourd'hui, pour vêtir ma petite-fille, est illimité.

- Vraiment ? répliqua la vendeuse en cherchant à savoir si c'était du flan.

Le patronyme « Neigemett » ne lui évoquait fichtrement rien. Celle-ci se résigna malgré tout et invita ses clientes à caresser un tas de matière, puis les encouragea à sélectionner différents motifs. L'humeur de la marchande s'améliora vite à mesure qu'Agathe déversait des « nous allons prendre celui-ci aussi ». Bientôt la perruche se dandinait de joie dans les couloirs, ce qui attisa la curiosité de ses collègues. Léone, qui ne jurait que par la discrétion, n'aimait pas cette attention croissante, contrairement à Agathe qui savourait sa revanche et attendait le bon moment pour infliger le coup de grâce. Les essayages agacèrent certes la Renarde, mais elle retint sa pulsion meurtrière quand une puce métallique de la taille d'un pouce lui sautilla sur le corps pour prendre ses mensurations. Au terme d'une heure et demie de patience, Léone se crut libérée.

- Et bien, vos emplettes sont significatives. La jeune Dame va être fort bien équipée, roucoula la vendeuse.

- Pas tout à fait. Il nous manque encore un article indispensable...

- Vraiment ? De quoi la Demoiselle peut-elle encore avoir besoin ? s'enquit la femme aux plumes jaunes.

Léone se posait la même question. Elle, qui n'avait porté simultanément que deux pantalons différents depuis son enfance, venait d'acquérir pas moins de douze robes, quatre chapeaux, sept foulards, cinq vestes et une dizaine de rubans. Agathe détailla nonchalamment ses ongles, cultivant le mystère quelques secondes, avant d'abandonner du bout des lèvres :

Destination interdite (Tome 1 - La Tour)Où les histoires vivent. Découvrez maintenant