Si Ania et Léone se montraient parfois imprudentes et oubliaient de dissimuler leur museau dans la rue, ce jour-là, elles adoptèrent toutes les précautions d'usage. Elles camouflèrent soigneusement le minois de Céleste sous une capuche, plus une écharpe épaisse lui tenant certainement très chaud. La gamine fut si contente de se promener à l'extérieur, qu'elle ne se plaignit pas le moins du monde de cuire dans son blouson. Elle ressemblait ridiculement à un cosmonaute en mission sur la Lune.
Une fois les premiers mètres franchis en dehors du Terrier, leurs craintes se firent moins pressantes. Au moins, les Faucheurs ne se tenaient pas là, à guetter leur sortie... Sur le qui-vive, ils remontèrent prudemment les rues, Ania en tête du convoi, ses mousquetaires fermant la marche.
- Y a aucune raison qu'ils sachent, ressassait Léone tout bas en queue de peloton.
Tourner en boucle cette phrase était censé la rassurer.
- Ouais, c'est pas des Dieux. Juste des connards. Ils sont pas omniscients, rétorqua le métis suffisamment près pour entendre ses ruminations.
- Omni... Putain, quoi ?!
Makoo ricana. Il avait volontairement employé ce mot pour la désarçonner. Au moins, comme ça, la jolie brune arrêterait de se ronger les sangs un instant. Mission accomplie.
- Omniscient. Ce mot, j'l'ai trouvé dans un livre. Ça parlait de Dieux. Ça veut dire quelqu'un qui sait tout, un peu comme par magie, lui enseigna Makoo.
- Les Dieux ça n'existent pas. Autrement, c'monde serait pas pourri jusqu'à la moelle.
- Alors, si les êtres omniscients n'existent pas et qu'y a pas eu d'témoins... raisonna le métis.
- Ouais. Et jamais un des Renards ne nous aurait trahi, ajouta Léone.
- Bien-sûr, conforta Makoo.
Le contraire eut été impensable.
- Alors, c'est ok. Personne ne peut savoir pour Céleste, conclut la renarde.
On racontait pourtant qu'on ne parvenait jamais à le leur cacher, aux Faucheurs. Qu'ils savaient quand il fallait venir chercher un enfant. Mais putain, on racontait aussi que le Don ne se manifestait que chez les bambins de cinq à six ans ! Or Céleste en avait déjà onze ! « Makoo a raison, ces rumeurs puent le réchauffé » reconnut Léone. Sur ce coup-là, elle aurait payé cher pour être omnisciente.
Après avoir croisé quelques badauds inoffensifs sur le chemin, le convoi des quatre Renards parvint à la boutique sans encombre. Juste au cas où, les babines retroussées, Ania resta rôder en chien de garde devant l'échoppe. Son air mauvais dissuaderait de nouveaux venus. Le battant de la porte fit tinter la clochette en s'ouvrant et dans un réflexe bien huilé, l'aimable commerçant pointa du tac au tac le canon de son fusil dans leur direction. Makoo franchit le pas de porte en y prêtant autant d'attention qu'à une fourmis besogneuses sur son chemin. Les boutiquiers agissaient toujours ainsi – une coutume du Bas-Monde, valait mieux ne pas s'en formaliser.
- Salut, lâcha nonchalamment le métis.
- Ah, c'est vous ! Les jeunes Renards, s'enthousiasma l'homme en baissant le canon du fusil.
Makoo s'accouda négligemment au comptoir et entama les négociations. À force de transaction, ces deux-là se connaissaient plutôt bien. Un climat de confiance s'était tissé. Le vendeur, accoutré de son immuable bonnet, ne prêta aucune attention à Céleste qui vadrouilla entre les rayons en trottinant de joie. À chacune de leur visite, la petite entrait dans la peau d'Ali Baba en pleine expédition dans la Caverne des quarante voleurs.
De son côté, Léone erra dans la boutique sans but. Elle aussi s'était accoutumée aux lieux. Depuis qu'elle fréquentait les Renards, ils s'y rendaient à rythme régulier et jamais l'un des leurs n'y avait essuyé de mésaventure. Léone en était venue à trouver l'atmosphère du magasin paisible, rassurante. S'y sentant instinctivement plus en sécurité que dans la rue, son ciboulot se détendit et s'autorisa à laisser voguer ses pensées.
Tout en flânant entre les rayons encombrés, ses semelles foulèrent silencieusement les recoins des allées. En levant le nez, Léone contempla les gaines électriques accrochées au plafond telles des guirlandes de noël. On trouvait de tout, dans ce foutoir. En s'approchant d'une étagère en métal, à la peinture bleue écaillée, l'adolescente se souvint avoir fait juste ici, une rencontre. Un garçon. Charmeur. Bien qu'elle ne parlait à presque personne en dehors de son Cercle, le jeune homme était parvenu à apprivoiser sa méfiance et à engager la discussion.
- T'es jolie. Tu m'plais, avait-il lancé au bout de quelques phrases seulement.
Puis il avait enrobé ses flatteries de blagues subtiles. Contre toute attente, Léone avait ri de bon cœur.
Sous l'impulsion de ce souvenir, ses doigts frottèrent l'étagère. Des écailles de peinture bleue chutèrent au sol. Léone avait trouvé ça bizarre de faire la connaissance d'une personne extérieure à son Cercle, c'était contraire à ses habitudes. Mak' ne pouvait pas l'encadrer ce type. Malgré tout, la jolie brune l'avait revu quelques fois, sans en parler aux autres. Puis sans s'expliquer pourquoi, elle avait partagé son intimité avec lui, pour la première fois de sa vie. Ça avait été une drôle d'expérience. Il avait su être doux et tendre. Brusquement, le garçon avait dû partir se mettre au vert. Pour une histoire quelconque ici-bas - Léone n'avait pas vraiment retenu - des types voulaient lui faire la peau. Le garçon était venu la prévenir avant de disparaître. Si elle l'ignorait et s'en serait moqué, en réalité ce jour-là, il avait voulu lui demander de fuir en sa compagnie, mais il n'avait pas osé, devant ses grands yeux noirs.
Son départ n'avait pas affecté le moins du monde le cœur froid de Léone. Somme toute, ils avaient passé d'agréables moments ensemble. Cette aventure, c'était son jardin secret, à elle. À chaque fois qu'elle remettait les pieds dans cette boutique, son ciboulot rejouait cette romance anecdotique et ce souvenir l'emplissait de nostalgie.
- À quoi tu penses ? s'enquit Makoo, la surprenant à sourire toute seule devant son étagère bleue.
- Rien rien, éluda Léone.
Lui sut que c'était faux, mais ne releva pas. Ça le divertissait de l'observer perdue dans ses pensées, au moins, elle n'était pas en train de se ronger les sangs.
- T'as trouvé quelq'chose ? s'enquit-elle.
Les dents du renard se découvrirent sous son sourire, tandis que son index brun pointa le mur opposé. Trois pots entiers de fruits au sirop trônaient encore sur une planche branlante ! Céleste pivota sa trombine au même moment. Léone devina derrière l'écharpe, l'air béat de sa cadette lorsqu'elle aperçut les pots. Le vendeur escalada son marchepied et attrapa la marchandise. Attendri par l'enthousiasme de ses jeunes clients, il ajouta :
- Marre d'se faire braquer et vous, vous êtes toujours réglos. Alors pour aujourd'hui, voici un p'tit bonus.
De retour à sa caisse, l'homme au bonnet sortit d'un tiroir un cube de cinq centimètres de hauteur, emballé dans du plastique recyclé. Il le posa sur le comptoir.
- Échantillon cadeau. Ma femme qu'a réussi à faire ça en regardant un vieux livre d'cuisine. J'crois que ça s'appelle... Du nougat.
Une fossette creusa la joue de Makoo et Léone devina qu'il connaissait le nougat. Le renard tapota amicalement l'épaule du vendeur, satisfait, puis abandonna la ferraille promise en guise de paiement.
- On r'viendra, lui glissa Makoo sur le départ.
Puis en faisant jongler le cube dans ses mains tel un acrobate :
- Ça, ça va vous plaire les filles !
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Destination interdite (Tome 1 - La Tour)
Mystery / ThrillerAu coin des ruelles sombres et nauséabondes du Bas-Monde, calfeutré dans le noir, on le chuchote tout bas... « Les Tours sont maudites. » Mais personne n'en sait plus. Sur la Terre, les rumeurs, mythes et légendes se répandent dorénavant comme une t...