Lovée tel un chat de gouttière dans l'arcade d'une fenêtre condamnée, Léone demeura un long moment à contempler l'œuvre de Makoo. Un portrait aux coloris vifs de leur défunt humoriste, venait d'émerger des flots du triste mur de béton d'en face, sur pas moins de trois mètres de haut. Les mains métissées de son mousquetaire étaient pigmentées de bleu, de rouge, de jaune, de vert... Il peignait directement avec ses doigts, frottant tantôt le mur de son pouce, glissant l'annuaire sur une courbe ou jumelant les teintes avec sa paume.
« Ce qu'il est doué » se sidérait Léone. Elle avait beau le savoir, son talent continuait par moment de lui sauter au visage sans crier gare.
Léone retrouva tout dans ce portrait. La joie, le burlesque, cet éclat malicieux enfermé dans les rides de leur clown. Il avait tant plu aux Renards, ce type méritait amplement son hommage. En laissant nonchalamment la pointe de sa boitine effleurer le sol poussiéreux dans un balancier régulier, comme l'aurait fait le fouet délicat de la queue d'un félin, l'adolescente absorbait les émanations de l'œuvre d'art. Plus elle la fixait, plus des émotions tournoyaient en elle. Naquit dans ses entrailles un mélange d'espoir, de compassion et de révolte, un sentiment imprévu qui la clouait sur place.
Alors que Makoo fignolait son chef d'œuvre, la jolie brune lâcha sur un ton plein d'amertume :
- J'ai comme envie d'faire chier le vieux Warrigal...
En époussetant les tresses reposant sur ses épaules, Makoo lui retourna un air entendu et un rictus creusa sa fossette. Celui-là couvait un plan, ça, Léone le comprit de suite ! D'un geste sec de son menton anguleux, le jeune homme désigna le sac pourri dans lequel il rangeait ses peintures.
La curiosité piquée au vif, la fille féline sauta sur ses coussinets et fouilla dans la besace crasseuse de son ami. De prime abord, le sac était engorgé d'ustensiles dégoulinants de l'artiste-peintre. Puis, au-dessous, Léone découvrit tous les composants nécessaires à l'élaboration d'une bombe artisanale, engin destructeur que les Renards aimaient surnommer « Bombe M », le M signifiant « faite maison ». Leur leader était certes un merveilleux artiste, mais il détenait un second grand talent : celui de tout faire péter à l'aide de trois fois rien. La conjugaison de ces deux qualités faisait d'ailleurs de ce pyromane, un artificier hors pair.
Emballée par sa découverte, Léone afficha un sourire féroce qui n'avait rien à envier à celui d'Ania.
- Not' cher Lieutenant va prendre son tarif, assura Makoo tout bas.
Et les voilà de nouveau embrigadés dans une expédition des plus audacieuses.
Évidemment, Léone ne demeura pas en reste. Dans un recoin planqué derrière des palettes sous un hangar, l'adolescente apprit sous l'égide de Makoo, telle une élève modèle, à confectionner un engin de mort. En reliant ou scotchant tel machin à tel bidule, sur le ton d'une conversation qui aurait pu être celui employé pour préparer le dîner, les mousquetaires élurent un poste d'avant-garde du Lieutenant. Si attaquer le Warrigal en personne était irréalisable (la longévité du Lieutenant sur son trône ne tenait pas du hasard), ils cultivaient bon espoir d'atomiser un de ses bastions en catimini. La mission devait être dans leurs cordes, ils en auraient prochainement le cœur net... Le duo intrépide désirait que leur cible soit connue du public et qu'elle siège à proximité du lieu funeste de crucifixion de l'humoriste. Si le Warrigal devait impérativement ignorer l'identité des organisateurs de l'attentat, il fut en revanche essentiel qu'il comprenne pourquoi. En ce lieu, le message passerait.
- Fallait pas toucher à not' clown ! tranchèrent Léone et Makoo en branchant les derniers fils de leur fabrication.
En fin d'après-midi, leur machine tueuse rangée au fond du sac à dos de cuir emprunté à Ania, ils prirent le chemin de l'avant-poste soigneusement sélectionné. Les mousquetaires se gardèrent d'être aperçus dans les rues à l'approche de l'attentat et se faufilèrent discrètement dans les égouts. Lorsqu'ils s'y promenèrent, joyeusement enfoncés dans les eaux marronnasses jusqu'aux genoux, Makoo disserta sur l'origine de ces couloirs souterrains. Léone apprit que ces galeries avaient été confectionnées par leurs ancêtres pour organiser le circuit des « eaux usées » de leurs villes. Elle admirait secrètement tout le savoir que son compagnon collectait dans les livres. Aujourd'hui, tout le monde jetait sa merde dans la rue et elle coulait, là où elle coulait... Agréable retour aux habitudes moyenâgeuses, pour le plus grand bonheur des narines des survivants du Bas-Monde. L'odorat sensible de Léone avait beau s'y être accoutumé, ces tunnels offraient un concentré de fumets fétides écœurant. Ces eaux croupissantes remontaient le tissu de son pantalon pour lui coller les cuisses. Léone évita de fixer les corps solides flottant en surface, elle savait trop bien ce que ce pouvait être.
Une torche en main, qu'ils veillaient à ne pas tenir trop près de la bombe, le duo pivota naturellement d'un carrefour à l'autre. Les Renards connaissaient ces ramifications comme leur poche et s'en servaient parfois pour voyager clandestinement avant leurs méfaits. Des plans de ce labyrinthe gisaient même dans l'un des placards du Terrier, mais la mémoire photographique de Léone les avait imprimés depuis longtemps.
Arrivés à bon port, les mousquetaires installèrent délicatement le dispositif le long d'une canalisation remontant directement au cœur du bastion visé. Accroupis au milieu d'un enchevêtrement de tuyauterie, peut-être plusieurs fois centenaire, un silence assourdissant de sens s'installa entre eux.
« T'es sûre qu'tu veux le faire ? On joue avec le feu là... » l'interrogea du regard Makoo sans prononcer un mot. La culpabilité étreignit le métis un instant. Léone avait deux ans de moins que lui, mais qu'il la considérait trop souvent comme son égale. Parfois, le garçon ne savait plus si c'était lui qui entraînait sa partenaire au cœur d'intersections périlleuses, ou bien... Si c'était la jolie brune qui lui faisait perdre la tête.
En réponse, les yeux noirs de sa partenaire brillèrent de détermination. Makoo reconnut immédiatement cette lueur indomptable brûlante d'action. Leurs frénésies grésillaient sur la même longueur d'ondes. Par un effet de miroir déformant, la résolution de l'un se refléta sur le visage de l'autre.
« Pas d'quartier pour le tueur de clown ».
Makoo pressa son doigt brun sur la tête du réveil rouge transformé en minuterie pour l'occasion. Puis, main dans la main, une ivresse effervescente dans les tripes, ils fuirent à toutes jambes au travers des boyaux souterrains.

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Destination interdite (Tome 1 - La Tour)
Mistero / ThrillerAu coin des ruelles sombres et nauséabondes du Bas-Monde, calfeutré dans le noir, on le chuchote tout bas... « Les Tours sont maudites. » Mais personne n'en sait plus. Sur la Terre, les rumeurs, mythes et légendes se répandent dorénavant comme une t...