La Tour - 4ème jour

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Une marche, la suivante, encore une autre...

- Interminable, maugréa Léone.

Depuis quatre jours, elle gravissait sans relâche cet escalier. Son rude mode de vie lui avait forgé une condition sportive hors pair. Malgré tout, cet exercice répétitif s'avérait éreintant. Son entêtement la poussait à oublier sa fatigue physique, mais si elle ne ménageait pas sa mécanique de chair, le sommet resterait hors de portée. Or ses guibolles réclamaient un répit bien mérité.

Il était temps de s'octroyer une pause.

Lasse, Léone posa son bagage à terre, puis se massa les trapèzes. Elle avait beau l'avoir allégé au mieux, les lanières de cuir lui cisaillaient les épaules. Sous l'appui de ses doigts, le haut de son dos se décontracta brusquement. Elle devint molle comme un chewing-gum. La renarde se laissa tomber sur l'escalier massif et s'allongea sur le dos. À travers le tissu de ses vêtements, la pierre humide et froide anesthésia ses muscles en surchauffe. « Agréable » se délecta-t-elle.

La largeur des marches ne lui permettait certes pas de mimer l'étoile de mer, mais son frêle gabarit y tenait à l'aise. Sur la tranche intérieure du monstrueux escalier, il n'y avait ni muret ni rambarde. Léone laissa volontairement dépasser le haut de son crâne au-delà du rebord. La gravité attira sa queue de cheval dans le vide. Bien sûr, cette fille farouche n'était pas sujette au vertige.

Au-dessus d'elle, le colimaçon s'enroulait sans fin.

Léone inspira profondément. Ses poumons se gonflèrent. À l'expiration, ses muscles se relâchèrent, un à un. Ça y est, cette fois-ci, elle n'était plus qu'un chewing-gum fondu.

Depuis quatre jours, l'adolescente se positionnait ainsi lors de ses haltes. Tout en tâchant de se détendre, elle scrutait ce trou sans fond, ou plutôt sans plafond. Derrière ses paupières plissées, son cerveau cherchait à résoudre une série d'équations mystères.

Dans combien de temps accéderait-elle au sommet de l'édifice ? « Dix jours. Douze jours... Moins que ça, peut-être ? »

Selon les rumeurs qui fourmillaient dans les cités : quinze jours, si l'on marchait bien, suffisaient à atteindre le sommet d'une Tour. Pour qui parvenait à l'atteindre.

Léone savait imposer à ses gambettes un rythme d'ascension soutenu de sorte que, si quinze journées conduisaient au terminus, il ne lui restait que dix ou onze jours de voyage. La renarde se sentait d'attaque. Elle était parfaitement capable de renouveler son effort pendant les dix prochains jours. Peut-être même plus, s'il le fallait. Alors...

Pourquoi n'atteindrait-elle pas son but ? « Pourquoi ? » pesait son cervelet confronté à l'énigme du trou noir.

La semaine précédant son départ, Léone s'était imaginé diverses choses sur son périple. Elle avait notamment supposé que des pièges mortels sévissaient entre ces murs. Mais depuis son arrivée, il n'y avait rien eu de tel. La structure du monument était simplissime. Une Tour, un escalier, un point c'est tout. Pas de pièges, pas de maléfices, encore moins d'esprits.

Léone était restée sur ses gardes, craignant que la tranquillité apparente des débuts dissimule un vice. Et pourtant, au quatrième jour d'ascension, tout demeurait identique au premier. La jolie brune dut se rendre à l'évidence : il régnait ici un calme inébranlable. Contre toute attente, son nouvel environnement se révélait plutôt accueillant. Les marches elles-mêmes n'étaient pas suffisamment escarpées pour qu'elle s'y blesse.

Aussi, la devinette lui revint mécaniquement à l'esprit : « Pourquoi personne ne ressort de là vivant ? C'est bizarre... ».

Oui. Léone savait que l'on ramassait systématiquement les cadavres des aventuriers au bas des Tours. Mais pourquoi ? Se jetaient-ils délibérément à travers les meurtrières ? Que voulaient-ils fuir ? Ou bien... Les aidait-on à faire le grand le saut ?

À chacune de ses haltes, ces questions-là taraudaient. D'autres en auraient eu des angoisses, des crampes à l'estomac, mais cela ne suffit pas à la faire frissonner.

« On verra bien c'qu'on verra... » conclut finalement Léone, en chassant ces mauvaises pensées.

Lorsqu'elle redressa son buste, ces tracas s'évaporèrent docilement. La tête brune ne voulait pas s'embarrasser d'inquiétudes inutiles. Rien ne devait la divertir de son objectif.

Léone saisit son sac et sortit religieusement son déjeuner. Le festin serait maigre mais pas moins appréciable, comme chaque repas dans le Bas-Monde. Elle frotta ses mains contre ses habits pour les nettoyer, puis déballa avec envie son met : un bout de porc séché et le reste d'une conserve de haricots. Elle en eut l'eau à la bouche. Sa mâchoire mastiqua lentement pour faire durer le plaisir.

Au sein de ces murs, une forme de quotidien reprenait ses droits. Aux yeux de la renarde, la Tour devenait son nouveau Terrier. Autrement dit, sa nouvelle demeure et en toute probabilité, la dernière qui l'abriterait.

Le mot « Terrier » fit écho à sa mémoire et les songes de Léone voguèrent vers cet immeuble désaffecté, dans lequel se terraient ses plus heureux souvenirs.

Destination interdite (Tome 1 - La Tour)Où les histoires vivent. Découvrez maintenant