Faustin errait dans les allées encombrées du Marché des Arts, le pas las. Un spectre gluant s'accrochait à sa haute silhouette, celui-ci pompait ses rêves et lui alourdissait les chaussures. Aussi loin qu'il s'en souvienne, Faustin avait passé sa vie à fuir cette entité affreusement collante. Ce spectre, qui aspirait chaque jour sa joie de vivre et sa spontanéité comme on sirote un milkshake, n'était autre que l'Ennui, avec un grand « E ». Pas celui qui se contente de vous faire faire trois petits tours dans votre salon, non. Il s'agissait celui qui annihile toute aspiration, qui tue l'aventure dans l'œuf, qui en vient à dégouter de toute conversation.
Parmi les badauds, Faustin filait donc discrètement, la mine désappointée. Il ne niait pas que cette exposition populaire recelait son lot de talents et le jeune homme aurait sincèrement aimé être émerveillé, conquis. Pourtant il n'en était rien. Le Marché des Arts lui paraissait fade et son thème surexploité. Même les créations de Forteneri, la cerise de l'expo, frôlaient le plagia d'œuvres étrangères. Certes, peu d'autres visiteurs avaient eu l'opportunité de voyager comme lui aux quatre coins du globe, aussi leur enthousiasme naïf était compréhensif. Faustin se montrait indulgent à leur égard - le souci venait de lui. Baigné dans les galeries les plus renommées depuis le berceau, le garçon admettait volontiers être devenu une impitoyable fine-bouche.
Sa déception du jour aurait pu être sans gravité, si elle n'avait anéanti l'espoir de dénicher en ces lieux l'étincelle. Celle qui devait stimuler sa fibre créatrice et raviver son inspiration des cendres. Car, en plus de lui coller aux talons du matin au soir, son spectre étendait son emprise sirupeuse sur sa musique. Bien sûr, sa technique demeurant irréprochable, tous continuaient de s'extasier à l'écouter et une foule de congratulations accueillait fidèlement chacune de ses prestations. Mais Faustin connaissait l'abominable vérité : l'osmose n'y était plus. Le rendu était fragile, pire, dénué d'âme.
Son regard désabusé embrassa le décor. Que faisait-il ici, déjà ? Ah oui, débusquer de nouveaux sons. Faustin tendit l'oreille pour capter diverses résonances, se languissant d'un je ne sais quoi qui surgirait et l'emballerait. Dans l'effervescence du brouhaha, annonces chantantes de marchands, tintements de quincailleries en tout genre, son ouïe répertoriait. Le crépitement d'un caillou sous une roue de brouette et la musicalité des poteries qui s'entrechoqueraient au-dedans. Le clap d'un tissu brodé agité dans le vent. Le bruissement de fleurs qu'on arrangeait dans une composition atypique. Ses tympans annotaient, classaient, le tout de manière surhumaine. L'animation battait son plein et néanmoins, le dépit glissa hors de ses lèvres. Ces sons, il les connaissait tous, sans surprise. Son spectre grossit et les épaules du musicien se voûtèrent.
Dans un dernier espoir, comme on jette une bouteille à la mer, Faustin balaya les échoppes des yeux où se pressaient les vendeurs et leur aimable clientèle. Observer les gens aussi, parfois, cela l'inspirait. Certain se révélait hors du commun. Il leur imaginait alors une vie, une histoire cachée, dont émergeaient les partitions qu'il composait puis interprétait. Défilèrent ainsi des femmes ornées d'immenses chapeaux et de bijoux ostentatoires. Des comme ça, qui étalaient leurs richesses quand bien même elles n'en possédaient pas tant, ça courait les rues. Il vit aussi des adolescentes qui emprunteraient sans aucun doute la voie de leurs mères, esclaves d'un destin insipide. Des hommes encore, aux vestons serrés tel des pourpoints, bombant le torse pour assoir leur autorité. Plus loin un marchand, très avenant, tenta de convaincre une cliente difficile. Une fillette derrière, fit tourner un jupon pour impressionner la galerie. Les gens souriaient de toute part - les convenances le leur imposaient. Ils inclinaient le menton pour se saluer, ni trop bas pour ne pas marquer une infériorité, ni pas assez pour manquer de respect. Tous semblaient avoir été forgés dans le même moule, des individus dont l'étincelle de folie avait été dévorée par l'étiquette. Du vu et du revu.
À force de scruter la foule, le problème, est que les gens aussi commençaient à le dévisager. Plus pénible encore, ceux-là entamaient de le reconnaitre. L'excitation gagna certains passants avides d'engager la discussion avec lui. Sa modeste célébrité l'incommodait, le jeune homme reprit sa route. « Ne pas rester statique surtout, afin de ne pas être importuné » se recommanda-t-il. Une fois que ces inconnus l'abordaient, il avait toujours un mal fou à s'en défaire. Faustin était bien trop poli pour les envoyer balader, lui aussi était prisonnier des bonnes mœurs. Le voilà, le comble, l'étiquette qu'il haïssait tant l'embastillait.
Faustin pressa le pas sur une dizaine de mètres puis se glissa subrepticement dans le recoin d'une échoppe. D'ici, il fut tranquille. Il put voir sans être vu. Mécaniquement son regard perçant renouvela sa tâche, lorsqu'il s'arrêta net :
- Tient, ce qu'elle est discrète celle-ci, nota Faustin.
Oui, cette fille, il fallait réellement scruter la foule pour l'apercevoir. La silhouette était jolie, de dos. L'ouïe de Faustin s'affola soudain, car en se déplaçant, les sandales de l'inconnue ne produisaient presqu'aucun bruit.... Une véritable petite souris aux coussinets de velours. Sa tête brune bougeait de façon vive sous son canotier et ses épaules sursautaient parfois. À l'étudier ainsi, Faustin devina que son museau ne savait plus où pointer tant l'activité était dense autour. Ça changeait de tous ces m'as-tu-vus qui ont tout fait. Elle, elle découvrait. Ce n'était que le Marché des Arts pourtant. Malgré tout, la petite souris parut au spectacle, tout comme lui à présent.
Brusquement, la tête brune sous le canotier s'immobilisa. Sa trombine pivota en direction d'un étal bondé de bijoux artisanaux. Ces babioles captèrent toute son attention, du moins presque, car ses sens parurent constamment aux aguets. Sa souris s'approcha du comptoir et ce faisant, pivota légèrement sur elle-même. Faustin put enfin apercevoir son minois. Son visage s'ébahit. Des filles comme ça, il n'en croisait pas tous les quatre matins ! Le moins qu'on puisse dire est qu'elle était unique en son genre. Des traits fins, une peau pâle, des joues creusées... Elle semblait si fragile, presque malade. Qui était encore malade sur les Plateaux ? Mi-souris, mi-poupée de porcelaine, ses iris noirs semblaient cacher une histoire touchante. Romanesque. Les proportions de son museau se révélèrent fort harmonieuses. Et son adorable visage clair respirait... l'innocence même. Faustin lui aurait donnée le Bon Dieu sans confession. La fille devait avoir à peu près son âge, peut-être moins. Elle était vraiment... « Jolie » admit-il secrètement.
Sa souris s'activa soudain. Tout alla vite ! Ses jolis doigts blancs s'échappèrent du pli de sa robe et se refermèrent sur un bracelet pour l'embarquer. Puis elle s'éclipsa instantanément sans que quiconque ne se doute de rien. Son geste. Sa discrétion. La souris détenait là un talent insoupçonné. Faustin en resta bouché bée. Si lui avait dû voler, quelles que soient ses louables capacités, sa culpabilité l'aurait perturbé au point que son attitude suspecte l'aurait immédiatement dénoncé. Jamais de son existence, Faustin n'avait volé. L'infraction était contraire à ses codes éducatifs.
- Ça alors... La chipie, balbutia-t-il.
Un sourire étira ses lèvres. Hormis lui, personne n'avait remarqué la fraudeuse, car Faustin détenait ce truc en plus qui lui valait l'admiration de ses paires. Ce talent qui lui permettait de déceler plus que ses voisins. Un Chi hors du commun.
Le bracelet chapardé valait des clopinettes. Sa souris avait dû vouloir s'amuser, conclut-il. Partageait-elle son ennui ? Peut-être... Ça leur ferait un point commun. Déjà, la silhouette en robe bleue se diluait dans la foule du côté opposé au sien. Faustin se précipita sans attendre vers l'échoppe et interpela le vendeur.
- Mon amie vous a pris un bracelet. Il était convenu que je lui offre, expliqua-t-il en badgeant la transaction.
Les sourcils du vendeur sautèrent. Faustin sut qu'il venait de payer le bijou de pacotille trois fois son prix, au moins.
- Gardez la monnaie, s'empressa-t-il d'ajouter avant de s'éclipser.
L'argent n'avait jamais été un problème et un remboursement lui aurait fait perdre un temps précieux. Sa souris se faufilait entre les passants à une vitesse déconcertant. Il risquait de la perdre. Ce qu'elle était vive, quand il s'agissait de fuir son méfait. Faustin se dérida. Voilà qu'il s'amusait.
Son spectre eut beau accrocher ses longs doigts noueux à son veston, l'entité se dissipa dans l'effluves parfumées du Marché.
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Destination interdite (Tome 1 - La Tour)
Mystery / ThrillerAu coin des ruelles sombres et nauséabondes du Bas-Monde, calfeutré dans le noir, on le chuchote tout bas... « Les Tours sont maudites. » Mais personne n'en sait plus. Sur la Terre, les rumeurs, mythes et légendes se répandent dorénavant comme une t...