Prologue

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Les ruelles de la vieille ville fuselaient aux environs de la Tour sur des kilomètres à la ronde. Elles serpentaient vicieusement entre les bâtis d'une lointaine époque, une belle époque, dont nul ici-bas ne se souvenait. Briques rouges effritées, parpaings sales et métaux rouillés abritaient désormais des habitations insalubres. Cet entrelacs de matériaux, fort laid, témoignait de la déchéance d'une civilisation. Certains immeubles exténués par les années s'étaient entièrement effondrés. Leurs gravats obstruaient les avenues, si bien qu'un immense labyrinthe avait émergé de ce décor poisseux.

Au cœur de la vieille ville, les célèbres Quartiers Lumières se drapaient dans un silence de mort que les résidents entretenaient religieusement. Les Quartiers Lumières n'apportaient ni halo de paix, ni lueur de fraternité. Bien au contraire. Aux extrémités des artères crasseuses, les intersections surprenaient les passants imprudents avec une malice malsaine. Le meurtre guettait à chaque coin de rue - gare au tournant. À croire que la Faucheuse en personne avait édifié ce labyrinthe pour y dresser son terrain de jeu favori et y puiser son quota.

À contre-courant, dans ces coupe-gorges, deux adolescentes bravaient l'interdit. Inconscientes ou téméraires, elles se tenaient là. L'une portant un gros sac à dos, l'autre faisant le pitre :

- On raconte que les Esprits d'un temps passé sont enfermés dans les Tours, qu'ils rendent fous les gens qui osent y pénétrer et qu'ils les poussent au suicide, murmura Ania sur un ton théâtral.

Planquée dans une ruelle étroite qui sentait furieusement la pisse, le fessier à même le sol, la rouquine agitait les mains au-dessus de sa tête tout en tremblotant des doigts. La voilà qui reprenait ses airs de gourou. Elle s'efforçait d'arrondir ses yeux noisettes, cela lui donna l'air d'une chouette. Il ne lui manquait plus qu'une lampe de poche sous le menton pour compléter le tableau.

- Ça n'existe pas les Esprits, Ania. T'es débile, c'que tu peux être superstitieuse, pouffa la brune maigrelette accroupie à ses côtés dans l'obscurité.

Son rire fut quasi inaudible et la nuit l'absorba d'une bouchée. Ce fut comme si cette touche de vie n'eut jamais existé.

- Ok, peut-être pas des Esprits alors... Mais y a quand même un tas de conneries flippantes qu'on raconte sur ces Tours, insista Ania. Mortecouille ! J'te jure, j'ai entendu dire que les gens deviennent tarés, possédés, et se jettent par les meurtrières des Tours pour s'écraser par terre comme des merdes !

Le poing d'Ania s'écrasa dans le plat de sa main droite et sa bouche imita le bruit d'un corps humain broyé au sol. Sproutch. Des postillons fusèrent. Grossière, démonstrative et brutale, voilà son portrait tout craché.

Les lèvres fines de Léone étirèrent un sourire. C'était dingue, les singeries d'Ania parvenaient encore à la faire marrer dans un moment pareil. Dire qu'il existait un tas d'arguments solides pour la dissuader d'entrer dans cette Tour, mais que sa coéquipière évoquait les « Esprits ». Ridicule. Foutrement ridicule.

Tout à coup, des bruits de pas résonnèrent plus loin. Les adolescentes se turent et échangèrent un regard inquiet. Car, oui, elles le savaient parfaitement : mieux valait ne croiser personne dans les Quartiers Lumières. Surtout en pleine nuit.

Crrr, Crrr. Des gravillons crépitèrent sous les semelles de l'individu, égratignant le silence. Leurs cœurs tambourinèrent à l'unisson. Puis leurs tympans entendirent les pas tourner dans une autre ruelle que la leur. Soulagement. La tension retomba un peu. Leurs trapèzes se relâchèrent. Ania rembraya sur son idée fixe :

- Bordel, les hommes en Bleu vont te trouer la peau avant que t'atteignes l'entrée de la Tour.

Le volume de sa voix rauque avait baissé et ses prunelles fixèrent soigneusement ses chaussures, à la recherche d'une tache inexistante. Ses frisettes chatoyantes recouvrirent son front. C'était la technique d'Ania, quand elle voulait esquiver le regard sombre de sa coéquipière.

Cette fois-ci, le sourire abandonna les lèvres de Léone. « En voilà, un foutu argument sensé » reconnut-elle. Et c'était loin d'être le seul.

- T'inquiète... J'vais courir vite.

Les iris ébènes de Léone plongèrent à leur tour au sol et les deux filles restèrent muettes un moment, chacune parfaitement consciente de ce qui se jouerait les prochaines heures. Léone fixa arbitrairement un vilain caillou posé dans la poussière. Elle mourait d'envie de s'en saisir pour le jeter rageusement contre le mur. Elle voulait tout casser, hurler sa souffrance et sa haine à pleins poumons. Mais à quoi bon, surtout ici. Ce serait contreproductif.

Un malaise se diffusa dans l'atmosphère. Ania, en relevant le menton, tenta d'y mettre fin :

- Putain, c'est vrai que t'es rapide, concéda-t-elle pour dédramatiser. Je dirais même que t'es la fille la plus rapide que j'ai jamais vue ! J'me souviens encore de la fois où t'as réussi à larguer ces deux clébards, rien qu'avec tes jambes, alors que t'avais ce gros jambon sur le dos. La vache, c'était épique ! Makoo était sur l'cul. De toute manière, à chaque fois qu'il te voit à l'œuvre, il tombe des nues. Qu'est-ce qu'on se marre bien tous les trois. Des vrais mousquetaires, comme il dit Makoo. D'ailleurs, ça va nous manquer...

La conversation empruntait une mauvaise tournure. Ania commençait à re-re-ruminer la fin de leur trio infernal. Bientôt, ils ne seraient plus que deux. Déjà, Léone lut les tracas et de l'angoisse creuser le front de sa camarade. Elle serra les dents. Ania pouvait partir en vrille à tout moment.

- On va faire comment sans toi ? renchérit la rouquine.

- Si je m'en sors, j'te jure que les premières personnes que je viens retrouver, c'est vous, assura Léone.

La promesse fut sincère, mais insuffisante. Et la colère légendaire d'Ania explosa pour la quatrième fois de la nuit :

- Mensonge à la con ! Même si, et j'dis bien si tu passes le barrage, personne ne ressort vivant de ces foutues Tours. T'es vraiment obligée de faire ça ?! s'exclama-t-elle trop fort.

- La ferme ! la réprimanda Léone en lui assenant un coup sec sur l'échine.

Si la discrétion n'était pas en ce moment-même une question de vie ou de mort, les choses auraient inévitablement dégénéré en une nouvelle dispute épique.

- Ce coup-ci, tu vas y rester pour de vrai, persista désespérément Ania dans un gémissement.

Elle se frotta l'arrière du cou pour faire disparaître la douleur. Son cœur souffrait pourtant affreusement plus que sa nuque, il s'effritait, agonisait.

- Je m'en fous, trancha Léone intraitable.

Oui, dans tout ce merdier, sa propre vie ne pesait pas grand-chose.

Au ton catégorique de sa ténébreuse coéquipière, Ania comprit que le sujet était clos. La question de mort de Léone avait été écumée de long en large la semaine passée et la discussion ne menait plus nulle part.

Léone appuya ses paumes sur ses genoux osseux pour se relever et tourna le dos à sa camarade. Ce bref moment de répit permit à Ania d'éponger discrètement ses yeux humides. Elle cracha sa morve par terre en simulant l'indifférence et se leva à son tour. Sa grande carcasse dessina des ombres sur le mur puis sa lourde pogne s'écrasa sur l'épaule de Léone. « C'est bon, on décolle » signifia son geste.

Dans un silence lourd, les deux renardes reprirent la route.

Destination interdite (Tome 1 - La Tour)Où les histoires vivent. Découvrez maintenant