13 - Mirage au cœur de la nuit *

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Ce fut à cet instant qu'elle le vit, lui. De l'autre côté du boulevard, une silhouette encapuchonnée se tenait debout, adossée nonchalamment contre le mur d'une propriété. Les mains enfoncées dans ses poches, le nez légèrement relevé, l'inconnu l'observait.

« Il m'a repéré » s'inquiéta Léone. Une bouffé d'angoisse la contamina. « Il m'a vue, bien avant que j'le remarque ». Voilà qui était plus grave encore. D'habitude, personne ne la bâtait à ce petit jeu. Personne.

« C'est quoi ce type ?! » s'alarma-t-elle sur le qui-vive.

L'individu la fixait, sans gêne ni complaisance. Il aurait pu feinter l'ignorance, détourner le regard, mais ça n'avait pas l'air d'être son genre. Et ça, d'expérience, la Renarde sut que c'était pire que tout. C'était le genre de mec qui provoque l'affrontement, de ceux qui n'ont pas à avoir peur car ils ont de sérieuses raisons de se croire au top de la chaîne alimentaire.

Les yeux noirs de Léone luisirent dans la nuit, cela sonna comme une mise en garde. Mais le type ne lâcha rien. Sa persistance renfermait une avidité agressive. La silhouette resta parfaitement immobile. Cette inertie expliquait sûrement pourquoi elle avait tardé à le remarquer. Mais pas que... Léone ne comprenait pas. Elle était déboussolée. Les types louches, elle les flairait toujours à des kilomètres. Pourquoi faisait-il exception ? Quel détail lui échappait ?

« Y a eu un bruit » se rappela son ciboulot. Sans ce chahut, elle ne l'aurait même pas aperçu, car il était terriblement silencieux. L'étranger n'était pas à l'origine du barouf. Son attitude tranchait radicalement avec celle des gens des Plateaux. Il était « différent », comprit Léone. Ce visage, dissimulé par l'ombre de sa capuche... La Renarde devina le geste intentionnel. Tout comme elle, il recherchait l'invisibilité.

Ainsi, ils s'étaient mutuellement surpris. Ce qui les contrariait l'un comme l'autre.

En forçant sur son acuité visuelle, Léone parvint à discerner ses traits sous l'ombre de son vêtement. Ce visage jouissait d'une harmonie rare, de quoi faire chavirer une cohorte de jeunes femmes. Des cheveux rebelles, jugés plutôt clairs malgré la pénombre, tombaient sur un front plissé par la contrariété. Sous ses pommettes saillantes, une mâchoire carrée et tendue au vu des circonstances, défendait sa virilité. Ses sourcils, son nez jusqu'à sa bouche étaient finement dessinés. Oui, il était superbe. On ne voyait rien de tel dans le Bas-Monde, la cruauté y malmenait les belles personnes. Outre cet appât superficiel - un piège dans lequel Léone ne serait jamais tombée, il existait entre ces lignes suaves un détail qui l'immobilisa. Cachés au-delà de cette beauté tapageuse, Léone crut déceler les lambeaux d'une histoire ancienne. Son instinct lui susurrait que ce visage renfermait un secret. Sa chair devinait des choses que son ciboulot ne mesurait plus.

Ce fut peut-être pour cette raison qu'elle flirta un instant de trop avec le danger. « Fuir ». L'ordre résonna bien dans sa caboche, mais son attention était emprisonnée. Un étrange sortilège dompta son réflexe de survie. Progressivement, Léone s'engloutit dans une autre réalité où n'exista bientôt plus que ses prunelles à lui. Ces billes sombres, hypnotiques, regorgeaient d'avidité. Ce fut comme s'il cherchait à voir à travers elle. L'enfant du Bas-Monde devina l'inexplicable vérité, si elle le laissait agir, l'Apollon percerait son âme.

Les secondes s'allongèrent pour contenir la consistance de ce moment, trop lourde pour se satisfaire du temps réellement imparti. Le cerveau cartésien de Léone oublia la rue exotique et flotta ailleurs. Ce ne fut qu'en basculant dans un puits sans fond, ce trou dans lequel il l'attirait, que Léone se rappela le danger. Jamais elle ne livrerait ses secrets aussi facilement ! La fille ténébreuse batailla contre elle-même pour rejeter l'emprise mystérieuse qu'il exerçait sur sa personne.

« Non ! » rugit son ciboulot têtu.

D'un coup, la liberté revint. Les deux semelles de Léone étaient de nouveau encrées sur les pavés piétons.

Sa réaction eut un effet inattendu sur l'étranger. Pour la première fois depuis leur rencontre, une faille cisela son attitude imperturbable. Ses larges épaules furent secouées d'un sursaut de surprise.

De la fascination irradiait à présent du jeune homme.

Léone sentit subitement un courant d'air. Une brise inattendue souffla et fit glisser son foulard le long de ses cheveux bruns, dévoilant son joli museau à l'inconnu. Elle n'eut pas le temps de retenir le tissu, que déjà sa tête fut nue. « Y a même pas de vent ! » pesta-t-elle dans l'incompréhension la plus totale.

Ce que l'Apollon découvrit sous ce foulard le heurta violemment. Il cligna des paupières, l'air de ne pas y croire. Léone voulut prendre ses jambes à son cou, mais là encore, ses gambettes ne lui répondirent pas. L'emprise de l'individu la bloquait jusqu'aux pieds. Pourquoi ne pouvait-elle plus bouger ? Comment pouvait-il l'agripper ainsi, alors qu'il se tenait de l'autre côté du boulevard ? Cela bouleversait la logique.

Un second bruit retentit soudain ! Cette fois Léone identifia l'origine du son, il provenait de l'autre côté du mur contre lequel il s'appuyait. Lui ne bougea pas d'un pouce. Il continuait de la fixer. Il semblait absorbé dans sa contemplation et cet avertissement sonore ne l'émut en rien. « Il sait ce qu'il s'passe derrière ce mur » en déduisit Léone. Ce boucan devait même être en lien avec sa présence. Était-ce un cambriolage ? Faisait-il le guet ? Cela y ressemblait furieusement et la Renarde s'y connaissait en vol. Un objet non identifié fut subitement lancé par-dessus le mur et le bellâtre n'eut d'autre choix que de relâcher son attention pour rattraper le colis volant. « C'est ma chance ! » comprit Léone. Armée d'une efficacité redoutable, la jolie brune se dégagea furtivement de l'emprise de l'inconnu et décampa.

Lorsque l'Apollon se retourna, la rue était déserte. Tel un mirage au cœur de la nuit, l'enfant du Bas-Monde venait de s'évaporer.

Destination interdite (Tome 1 - La Tour)Où les histoires vivent. Découvrez maintenant