14 - Le secret d'Aretha Franklin **

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Depuis la voltige du torchon, le convivial climat de la cuisine avait viré à l'orage. La pression atmosphérique resserrait son étau. Le damier noir et blanc carrelant le sol parut oppressant. Les doigts de Léone écartèrent discrètement le col de sa chemise, tant la chaleur dégagée par les fourneaux l'asphyxiait. Dire que quelques instants plus tôt, la folle émulsion d'Aretha Franklin enchantait les lieux. La chute entre ces deux états était vertigineuse.

Attablées dans la cuisine, Léone et la Dame siégeaient face à face. La Renarde avalait machinalement sa ratatouille. Ses molaires broyaient mécaniquement. Ses papilles ne se souviendraient pas du goût de son plat.

« Agathe a le Don. » Cette courte phrase tournoyait en boucle sous son crâne tel un manège fou.

Mise à part ce tohu-bohu dans sa boîte crânienne, la demeure était empêtrée dans un silence gluant. Agathe avait à peine touché à son assiette et pas un mot ne s'extirpait de sa bouche bavarde. De l'avis de Léone, l'absence de son monologue coutumier était suspecte. Le comportement inhabituel de son hôte était même alarmant. L'enfant du Bas-Monde était parfaitement conscience que sa réaction grotesque avait écorché sa couverture.

Entre méfiance et précipitation, la Renarde ingéra son assiette en quatre minutes, lesquelles lui parurent des heures. Ses couverts en argent provoquèrent un tintement glacial en retombant sur la table de marbre. Le regard vide, Agathe se leva et débarrassa. On l'aurait dite métamorphosée en robot. Son corps agissait, mais son esprit semblait éteint. Après un instant d'hésitation, Léone ne conserva pas son couteau à bout rond - un autre bien mieux l'attendait à l'étage. La Renarde s'éclipsa prudemment de la cuisine et se hâta vers la chambre lavande. À force de convalescence, cette pièce était devenue son donjon.

La poignée émit un clac en se redressant. La porte était close. Léone eut la sensation d'être venue se réfugier sous un abri antiatomique.

Encore désorientée, ses pieds dessinèrent trois cercles au centre de la chambre. Ce fut comme si ses chaussons embarquaient à bord du carrousel qui tournoyait là-haut dans sa tête. C'était complétement dingue : une adulte avait le Don ! « Aucun adulte n'a le Don en bas ! » s'égosilla intérieurement Léone. « Dans l'Bas-Monde, seuls les enfants l'attrapent. Et ces trous du cul de Faucheurs les prennent juste après... Ils ont pas l'temps de devenir adultes. »

Alors, comment la vieille pouvait détenir le Don ? N'y avait-il donc pas de Faucheurs sur les Plateaux ? Agathe avait-elle pu y grandir tranquillement, sans jamais être inquiétée ? « Ça pourrait être une explication » admit-Léone. Mais... Les Faucheurs n'avaient-ils pas enlevé Octavia ? À un âge qui coïncidait étrangement avec les premières manifestations du Don ? « Disparue. Octavia a disparu » se corrigea Léone. Agathe n'avait jamais employé le mot « enlevée ». Seul son cervelet avait monté ce scénario et supposé que ce pouvait être l'œuvre des Faucheurs. En réalité, son cervelet n'en savait rien. « J'me suis peut-être trompée » reconnut Léone. Les enfants étaient victimes de disparitions, d'accidents ou d'enlèvements depuis la nuit des temps. Pourquoi le cas de Céleste aurait-il eu un lien avec celui d'Octavia ? Octavia avait-elle seulement le Don ? Ça aussi, Léone n'en savait rien.

Bien que cernée de nombreux inconnus, sa poitrine se gonfla à bloc. Car pour la première fois depuis deux mois, son enquête bondit en avant. Elle détenait sur son échiquier des indices que le Lieutenant en personne ignorait ! Si elle avait été sur un terrain de football, son euphorie l'aurait conduite à traverser la pelouse comme une folle furieuse, son tee-shirt sur la tête.

Du bout des doigts, Léone caressa la manche de sa chemise. Son poignet se souvenait encore du choc inattendu lorsque sa dague avait heurté la combinaison des Faucheurs. Ces types portaient des vêtements plus résistants qu'un bouclier de métal. Ce genre d'innovation rappelait furieusement le lit régénérateur, le robot ménager ou l'Holomemory. Entre tous ces objets, il existait un lien de parenté connexe. « Les Faucheurs vivent sur les Plateaux » déduisit Léone. Sa rage explosa instantanément et nourrit d'oxygène son feu intérieur.

Enfin, en bas, nul ne savait où les Faucheurs conduisaient les gamins affectés par le Don. Certains parents avaient retourné le Bas-Monde pour les retrouver et échoué. Mais ceux-là ignoraient l'existence des Plateaux et n'avaient probablement pas escaladé une Tour maudite. Or Léone découvrait un nouvel univers, où habitaient des adultes dotés du Don. Le lien relevait de l'évidence ! « La réponse s'trouve forcément ici ! » conclut Léone. Son incendie intérieur explosa comme si elle venait d'avaler cul sec un bidon d'essence. La certitude de se trouver au bon endroit était grisante. Si son mousquetaire pyromane avait été à ses côtés, elle lui aurait sans doute demandé de faire péter le quartier entier pour retrouver Céleste au plus vite.

Puis Léone réalisa que le Terrier ne contenait pas assez de dynamite pour éclaircir tout le paysage. « Les Plateaux, c'est immense. P't-être deux fois la taille de la Terre » se rappela-t-elle. Malgré cet aléa, son espoir tenait bon, car sa découverte était fondamentale. « Faut que j'en sache plus » cogitait-elle. Et pour cela, son enquête devait se poursuivre, ici, sur les Plateaux. Son fil rouge finirait certainement par la conduire quelque part.

Subitement, Léone s'arrêta. Ses pieds, qui venaient de tracer une quinzaine de cercles, sentirent le vent tourner. « La vieille a pas dit un mot » se rappela la Renarde. Une angoisse terrible se déversa au creux de son euphorie. Ce mélange plongé dans shaker agité fort, lui donna une crampe d'estomac. Ce cocktail d'émotion avait un arrière-goût peu ragoutant.

L'envol du torchon lui avait provoqué un émoi si grand, que Léone n'était pas parvenue à se maitriser. Son réflexe défensif avait envoyé valser son tabouret contre le carrelage et son visage avait dévoilé sa stupeur. Cet écart l'avait-il trahie ? Et si la Dame venait de comprendre qu'elle n'était qu'une gosse du Bas-Monde et qu'elle accueillait dans sa demeure, une odieuse usurpatrice ? Pour rester aussi silencieuse, Agathe avait forcément dû réaliser une chose d'importance. Une chose qui la bousculait. Quelque chose qui lui déplaisait. « Est-ce qu'elle a compris que j'suis pas Octavia ? » s'interrogea Léone en se rongeant les ongles.

Ça sentait le roussi.

« Mortecouille ! » pesta l'adolescente au summum de l'angoisse. Et si Agathe appelait des renforts ? Et si ces renforts n'étaient autres que... Les Faucheurs ?

La Renarde se rapprocha nerveusement de la porte et colla sa joue contre le battant. Elle tendit l'oreille. Non sans effroi, la voix d'Agathe remonta jusque dans ses tempes. À qui parlait-elle ? Ses oreilles ne parvinrent pas à discerner les mots, mais captèrent la détresse et l'urgence affectant le ton de sa voix. Lorsqu'un léger ding retentit, Léone comprit qu'Agathe venait de raccrocher son téléphone. « Elle a prévenu quelqu'un ! » Immédiatement son regard sombre vrilla vers les portes du placard. Derrière, se cachait son à sac à dos usé. En quelques minutes à peine, elle pourrait y fourrer des fringues, voler de la nourriture dans la cuisine et fuir à toutes jambes dans la rue.

Tic, tac. Il fallait se décider vite. Partir maintenant ou rester et tenter le diable ? Tic, tac. Sa respiration s'accéléra.

« Allez, c'est l'moment putain. J'me casse. »

**

Dans le salon, au rez-de-chaussée, Agathe connaissait une détresse tout aussi profonde. La réaction de sa précieuse Octavia était inquiétante. Pourquoi ? Pourquoi cet acte de télékinésie insignifiant l'avait-il surprise ? Qu'est-ce que cela traduisait ? Les conjectures élaborées par Agathe l'effrayaient. L'affliction gagnait ses vieux os.

Peu après que l'enfant se soit cloitrée à l'étage, la Dame s'était ruée vers son combiné pour quémander de l'aide. Le stress et l'épouvante avait intercalé un hoquet dans son gosier, l'empêchant de s'exprimer clairement. Les larmes aux yeux, la Dame Neigemett n'était parvenue à articuler que quelques phrases malaisées. Malgré tout, en raccrochant, elle avait su son alerte entendue.

À présent, Agathe ne se souvenait plus tout à fait des mots prononcés. La tristesse lui cisaillait les genoux. Elle avança fébrilement jusqu'au canapé pour s'y asseoir. Il était dur d'être vieille. Ses paupières se fermèrent et des flashs de son passé resurgirent. Alors que les larmes commencèrent à glisser le long de ses joues, Agathe revit sa précieuse petite-fille assise sur le sol de sa chambre. Elle se souvenait de tout, de la couleur rouge de son tapis à jouets jusqu'aux dessins décorant son coffret. Ses lèvres ridées esquissèrent un maigre sourire au souvenir de son immense fierté, quand dans sa mémoire l'enfant lança ses cubes de bois. Car oui. N'en déplaise aux jaloux, à l'aube de sa septième année, sa petite Octavia faisait déjà voler dix cubes d'initiation au-dessus de sa tête brune.

Cette adorable enfant avait toujours été diablement douée.

Destination interdite (Tome 1 - La Tour)Où les histoires vivent. Découvrez maintenant