La Tour - 1er jour *

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Armée de son calme habituel, Léone s'accroupit au sol et contrôla une dernière fois son paquetage. « Mourir avant d'manger tout ça, ce serait un sacré gâchis » songea-t-elle. Il contenait des provisions pour quinze jours, tout juste. C'était à la fois beaucoup et trop peu. Mais le charger davantage l'aurait alourdi, ce qui pourrait lui être fatal dans sa course.

Tandis qu'elle inspectait son sac, Ania scrutait méthodiquement les lieux.

- Ok, j'fous le bordel par là-bas et quand la voie est libre, tu décampes, dit la rouquine en pointant une seconde fois son index potelé vers le feu de camp autour duquel se pressaient les sentinelles.

Une diversion. Le plan était simpliste mais il avait fait ses preuves, tout comme leur tandem dans les expéditions hasardeuses.

- C'est quoi, le signal ? s'enquit Léone.

- Oooooh t'inquiète pas ma beauté ! J'compte mettre un tel bordel, que tu pourras pas le louper le signal ! s'exclama Ania.

Ses babines dévoilèrent son mythique sourire carnassier, un rictus cousin avec celui d'un molosse qui montre les crocs.

- Ok. Fais gaffe quand même. C'est pas des tendres. S'ils te chopent, je donne pas cher de ta peau...

Ania leva les sourcils d'exaspération et Léone regretta son avertissement maladroit. Les deux amies s'étaient toujours entendues à dire qu'il était plus confortable d'être celle qui prenait les risques, que celle qui contemplait avec angoisse son compagnon tenter de passer à travers les mailles du filet. Évidemment Ania, elle, jouirait de multiples solutions de repli et ne pointerait pas le bout de son museau devant la Garde Bleue... il en allait tout autrement pour Léone.

Malgré tout, puisque le temps des adieux approchait, la rouquine fit preuve d'une maîtrise de soi exceptionnelle et retint les protestations lui brûlant les lèvres. À la place, elle lâcha simplement :

- Bon, on fait comment pour s'dire au revoir ? J'vais pas te rouler un patin quand même ?

Léone sourit. Le cervelet d'Ania avait déjà dû tourner et retourner cette question sans importance, dans tous les sens. De quelle manière devaient-elles faire leurs adieux ? Les deux adolescentes n'avaient jamais été tactiles l'une avec l'autre. Leur amitié était aussi sincère et profonde, qu'elle était masculine et brutale.

- On se serre la main ? proposa Léone sur un ton amusé.

Au même moment, le corps massif de la rouquine s'effondra sur le sien dans une étreinte brusque et touchante.

- Un câlin, c'est bien aussi... Ok ? murmura Ania en tentant de dissimuler les trémolos perturbant sa voix.

Léone consentit silencieusement à cette attention aussi surprenante qu'émouvante, et laissa les solides bras de la rouquine la presser fort contre sa poitrine. Quelques longues secondes s'écoulèrent ainsi. La chaleur d'Ania. Son odeur corporelle un peu forte. Léone abaissa ses paupières et grava ce moment dans sa mémoire dans l'espoir qu'il l'accompagne partout, quel que soit son funeste sort.

Alors que l'étreinte ne se relâchait plus, Léone entendit un sanglot réprimé.

- On va pas faire dans l'sentiment non plus, fit-elle en tapotant doucement le dos d'Ania.

Pourtant, les larmes chaudes de sa partenaire lui glissaient déjà dans le col.

- Arrête de pleurer... Ça pourrait être contagieux, continua-t-elle de la réconforter.

Un gloussement rauque saccada les sanglots de la rouquine. Léone savait bien que cette remarque, un clin d'œil à leur rencontre, ferait inévitablement rire la colosse. Elle tapait dans le mille.

- Ce s'rait bien une première ! observa Ania en reniflant bruyamment. J'me demande à quoi peut bien ressembler ta trogne d'ange avec un nez rouge et des yeux bouffis. Bah, j'crois bien que je le saurai jamais, ajouta-t-elle dans un regain de fébrilité.

Alors que les adolescentes se tenaient l'une contre l'autre, elles réalisèrent que leurs adieux se déroulaient tristement en l'absence d'une troisième personne, un être cher à toutes deux.

- P'tain, Makoo va être furieux quand il comprendra que j't'ai laissé partir, prédit Ania. Il aurait été foutu de venir te chercher par la peau d'tes fesses jusqu'ici, s'il avait su !

- J'sais. Merci d'avoir gardé l'secret.

Un pincement vif la piqua au cœur. Léone regrettait amèrement déguerpir comme une voleuse. Makoo se sentirait-il trahi ? Tout en assumant son choix, cette idée lui parut insupportable.

- D'ailleurs, en parlant d'notre mousquetaire... J'ai fouillé dans sa boîte secrète avant d'partir, confia Ania.

Tout en lui exprimant sa confidence, celle-ci relâcha son étreinte et plongea la main dans sa besace, toute récemment volée et qu'elle ne quittait déjà plus, pour en ressortir un objet longiligne.

- Nom d'une mycose d'orteil ! Makoo aura une deuxième raison de te botter l'cul ! s'exclama Léone. (Curieuse, elle se saisit de l'objet et l'observera sous toutes ses coutures.) Tu sais c'qu'il a mis dedans, ce cachottier ?

- Un mystère ! Même pour moi. C'est pas faute d'avoir essayé d'lui tirer les vers du nez. Mais ce que j'sais, c'est que c'est une spéciale.

Leurs regards se croisèrent, pleins de complicité.

- Une spéciale, répéta tout bas Léone.

L'espace d'un instant, les adolescentes oublièrent leurs tristes adieux et fixèrent avec avidité la chose sous toutes ses coutures. Comme au bon vieux temps.

- D'toute manière, on le saura bientôt, intervint Ania dont la peine fut momentanément atténuée par l'excitation. J'veux que tu t'en serves depuis la Tour. Comme ça, j'saurai que t'as réussi à passer le barrage et que t'es encore en vie. Enfin, j'veux pas non plus alourdir ton paquet pour la course.

- Tu rigoles ! Si j'peux larguer deux clébards avec un gros jambon sur le dos, j'peux bien distancer trois types grassouillets avec un sac à dos et... Une petite fusée de rien du tout !

Léone ponctua sa tirade d'un clin d'œil rassurant et fourra l'objet dans son bagage. Elle n'avait peur de rien. Si habituellement cela forçait l'admiration d'Ania, aujourd'hui, elle s'en rongeait les sangs.

À présent, les adolescentes se tenaient debout, immobiles, l'une face à l'autre. Elles s'observaient mutuellement dans un silence lourd. Leurs adieux avaient été accomplis dans les règles. Leur plan simpliste avait été étudié bien plus que nécessaire. Toutes les blagues futiles avaient été échangées. Elles le savaient l'une comme l'autre : il ne restait plus rien à faire que de se séparer, et rien n'était plus dur.

Ania prenait racine sur ses pieds, elle n'avait pas la moindre envie de bouger. Léone afficha un regard suppliant. « Va-t'en maintenant. N'insiste pas. C'est déjà suffisamment dur de voir ta peine. Je ne changerai pas d'avis. ». Voilà ce qu'exprimaient son regard ébène et sa camarade y décela aisément le message. Elles se connaissaient depuis plusieurs années maintenant. Elles étaient si proches. La rétine d'Ania photographia l'image de son amie. Une fille mince, élancée, avec sur le dos un sac trop lourd pour elle. Un visage d'ange perforé de grands yeux noirs, encadré par de longs cheveux bruns remontés en queue de cheval pour ne pas la gêner dans sa course. Elle était si forte. Déterminée. Elle était vraiment belle, aussi. La rouquine l'ignorait encore, mais cette photographie viendrait la hanter des nuits durant. Tous ces mois puis ces années, durant lesquels la culpabilité l'étoufferait dans son sommeil, après le départ de son amie perdue.

Finalement, Ania claqua les talons, tel un soldat à qui on intimait l'ordre de disposer. Elle tourna le dos à sa partenaire d'un geste brusque et fila de sa démarche claudicante, tant qu'elle en eut le courage.

Destination interdite (Tome 1 - La Tour)Où les histoires vivent. Découvrez maintenant