III

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Dervis observa avec attention son meilleur ami en arrivant dans le salon, tandis que ce dernier poussait des cris de garçon prépubère devant un jeu vidéo. Les bruits de mitraillettes fusaient des enceintes hors de prix et de temps à autre des jurons volaient. Lila Loch soupirait souvent en mangeant sa glace. Elle avait commencé à la semaine en dégustant lentement ses crèmes glacées savoureuses ; désormais, elle les engloutissait de rage et de lassitude. Elle toisait hargneusement Alexander qui n'en avait cure et ne lui accordait aucun regard en retour. Le vieux démon, face à cette vue un brin agaçante et assez préoccupante, quelque peu dérangeante également, se dirigea sans hésitation vers son téléviseur et en débrancha le fil. L'écran devint instantanément noir et un braillement de rage fit écho au silence. 

— Pourquoi tu as fait ça ?! s'énerva aussitôt Alexander. J'étais sur le point de détruire le boss final ! Rebranche vite, vite ! En espérant que mes scores aient été enregistrés, marmonna-t-il.

Sans pouvoir résister plus longtemps au comportement de son ami, Dervis s'emporta à la surprise générale et s'écria d'une voix qui ne lui ressemblait pas, rauque et pourtant avec des pointes d'aiguë.

— Cesse d'agir comme un enfant ! Quand je suis avec toi, j'ai l'impression d'être avec mon fils !

— Qu'est-ce que tu racontes ? maugréa Alexander. Rallume la télé, le Vieux, avant que je ne me fâche !

— Eh bien, fâche-toi, ainsi nous aurons peut-être une véritable conversation ! Te rends-tu au moins compte du déchet que tu es devenu ?!

— Merci pour le compliment, souffla le cadet.

— Il n'a pas tort, minauda Lila Loch à son oreille.

Elle continua à dévorer sa crème glacée à la pistache sans perdre une miette de leur chamaillerie, les yeux gros et le corps penché d'impatience quant aux réparties des deux. 

— Le jour, tu occupes ma chère et tendre télé et je ne peux plus visionner mes programmes, ou bien tu me cries dessus et m'obliges à sortir pour te laisser la place !

— Faux ! objecta Alexander. Je me sacrifie en restant le cul sur le canapé toute la sainte journée pour que tu te décides à enfin rejoindre cette Constance ! 

— La journée n'a rien de sainte, murmura Lila Loch pour elle-même.

— Tu te sacrifies ?! répéta Dervis.

Il serra les poings et arbora une moue contrariée. Il amorça plusieurs phrases, sans succès. Il finit par pointer son ami du doigt d'un air outré.

— La nuit, tu te pintes la tronche, permets-moi l'expression, et tu rentres ivre mort ! Dois-je te rappeler que les personnes tel que nous tiennent beaucoup mieux l'alcool que les mortels ? Combien de bouteilles consommes-tu pour terminer dans cet état, bon sang ? Peu importe ce que t'as fait Lorelei, peu importe ce que tu penses d'elle et de sa soi-disant trahison... Aucun de ses actes ne justifie ta réaction ! 

—Pour information, fit Alexander avec arrogance, je me pintais la tronche avant de venir ici. 

— Sauf que tu t'arrêtais à temps pour ne pas qu'elle le remarque ! vociféra Dervis, excédé. Tu veux que je te dise ce que je crois ? Je crois que tu as peur ! Tu as terriblement peur de lui avouer ce que tu es ! Pas parce qu'elle ne comprendrait pas ou parce qu'elle ne voudrait plus de toi, mais parce qu'elle te demanderait forcément de lui révéler son passé. Et tu redoutes plus que tout ce jour ! Mais, Crapule, je te signale qu'elle est grande ! C'est une adulte, maintenant ! Elle n'est plus la gamine que tu as aidé à l'époque ! Elle....

— Elle ne supportera pas la vérité ! 

Le tonnerre sembla s'abattre sur la maison. Outre son visage déformé par les regrets et la colère, son ton était sans appel. La discussion close, Dervis abandonna et rebrancha le téléviseur ; en silence, il retourna à l'étage où il repenserait probablement à la belle Constance. Alexander ne descendit pas en pression et jeta la manette sur la table basse, la respiration chaotique et le torse aux sursauts effrénés. Lila Loch, dans une démarche bienveillante et pas du tout intéressée bien sûr, fit glisser une main sur ses épaules et jusqu'à son cou. Mais, il se décala et la repoussa sèchement. 

— Moi, contrairement à elle, je peux tout supporter, chuchota-t-elle. Avec moi, tu n'auras plus à craindre de blesser qui que ce soit.

— Tais-toi, gronda-t-il. 

Alexander se leva vivement et saisit sa veste pour sortir. De rage, elle lança sa crème glacée sur lui, de toutes ses forces. Le pot disparut dans le vide et elle entendit seulement :

— Ne salis pas sa maison, Dervis me ferait une nouvelle crise ! 

— Rends-moi ma glace ! couina-t-elle.

— Tu n'avais qu'à la garder en main ! 

Puis, la porte d'entrée claque. Lila Loch lâcha un soupir de bœuf et s'enfonça dans le canapé. Pourquoi ne pouvait-il pas l'admirer pareillement que tous les autres hommes ? Pourquoi était-elle tombée follement amoureuse de ce mufle insensible qui ne la voyait pas ? Pourquoi gaspillait-elle son énergie pour une cause perdue ? Elle qui était censée travailler pour le paradis, elle se retrouvait seule et sans espoir. Ses vacances, obtenues difficilement au prix de nombreux yeux doux, s'étaient achevées depuis un moment et elle risquait gros à ignorer les ordres de l'au-delà. 

Elle médita longuement sur sa situation. S'il était incapable d'oublier sa petite humaine insignifiante avec une trahison de sa part, il fallait tout simplement rajouter de l'huile sur le feu, ou rendre les choses très compliquées. Tout d'abord, elle avait très envie de ruiner l'existence de Lorelei. Celle-ci s'était montrée trop intelligente et désespérée, lorsqu'elle l'avait rencontré chez elle. Les événements tourneraient en sa faveur en la détruisant. Elle rassembla quelques idées et sourit de malice en trouvant la bonne. 

Lila Loch déploya ses courtes mais fines jambes et elle se téléporta rapidement dans un endroit qu'elle ne pensait pas revoir de toute sa vie. Un château impressionnant, un jardin immense, un bosquet l'entourait, des remparts et enfin un portail. Le Sanctuaire s'apparentait à une forteresse infranchissable. Elle avait découvert deux ou trois couloirs lors d'une visite de courtoisie pour régler une brève affaire entre les prêtresses et les anges, mais elle n'avait jamais essayé de percer à jour tous les vilains secrets de ce lieu angoissant. 

Elle n'eut pas à patienter. Sa prise fut immédiatement repérée et le portail s'ouvrit. Lila Loch s'y engouffra et attendit une dizaine de secondes pour que la lourde porte en pierre massive la laisse pénétrer au sein même du Sanctuaire. Toutefois, elle se fit très vite stopper par deux femmes aux visages recouverts de capuches et aux bras sillonnés de tatouages noirâtres. 

— J'ai un renseignement très utile à soumettre à votre Suprême Altesse. Il parait que vous avez égaré une des vôtres.

Sans plus de cérémonie, elle fut guidée par ces deux étranges femmes et, d'un rictus mauvais, elle répéta à la Suprême Altesse tout ce qu'elle savait. Il n'y avait qu'ainsi qu'elle se débarrasserait de Lorelei.  

Lui qui veille sur elleOù les histoires vivent. Découvrez maintenant