VII

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La Procureure enjamba une des poutres du plafond qui jonchaient désormais le sol poussiéreux et elle constata les dégâts. Les murs étaient tapissés d'un noir ingrat, le béton s'effritait et les couloirs étaient méconnaissables, des fils pendaient de l'ascenseur et de l'eau s'enfuyait par les canalisations éventrées. Les cendres se soulevaient au moindre pas brusque et elle toussait, une main délicate contre sa bouche. Les enquêteurs la guidèrent aussi loin que possible au rez-de-chaussée. Elle aurait préféré voir les étages supérieurs ; mais si les escaliers n'avaient pas encore failli, marcher sur un sol instable n'était pas vraiment recommandé. D'ailleurs, elle entrait ici grâce à l'approbation des experts certifiant que l'endroit était plus ou moins sûr. A condition de respecter certaines consignes de sécurité, bien entendu. 

— Madame la Procureure, la salua un des experts, je vous conseillerais de ne pas vous aventurer plus loin. Regardez ici, les cuisines se trouvent au bout de ce couloir, à droite. L'explosion s'est produite là-bas. Je confirme une fuite de gaz. Apparemment, les fenêtres ne s'ouvraient pas correctement et nous supposons que l'aération fonctionnait mal. Le gaz s'est alors comprimé dans cet espace relativement étroit ; nous ignorons pour l'instant quel a été le déclencheur. 

— Je veux cette déclaration sur papier, exigea-t-elle au policier qui l'accompagnait. Les causes de mort ont-elles été vérifiées ?

— Avec l'aide du médecin légiste, nous avons pu déterminer comment les victimes étaient mortes. Lors de l'explosion, reprit l'expert, le plafond au-dessus de la cuisine s'est effondré, engendrant un bouleversement dans la structure intégrale du bâtiment et menant à une réaction en chaîne. Le couple, qui se trouvait dans la chambre d'en haut, est décédé sur le coup. Une personne se situait au sous-sol, un tuyau l'a transpercé en causant une mort instantanée. Trois autres corps, dont celui d'un jeune enfant, ont été retrouvés au troisième étage. Nous pensons qu'ils ont tenté de distancer les flammes, mais ils ont fini dans un cul-de-sac. 

— Ce qui nous fait trois morts dues à l'éboulement et trois à l'incendie ! récapitula l'enquêteur. 

Lorelei ne répondit rien et réfléchit à la place. Elle avait deux solutions. Soit elle classait l'affaire sans suite et déclarait un incendie accidentel ; soit elle creusait et essayait de pointer un coupable. Dans le cas où elle n'obtiendrait aucune preuve, elle aura gaspillé son temps et celui des policiers, ainsi que du juge d'instruction. La Procureure allait abandonner et laisser les victimes partir en paix dès à présent, mais un sentiment lui serra le cœur. Une sensation lui chatouilla l'arrière de sa nuque, une impression chaleureuse s'immisça à l'intérieur de son être et elle frissonna soudainement. Elle en comprit la raison. 

Ses talons pivotèrent et elle rencontra le regard glacial d'Alexander. Dehors, emmitouflé dans son long manteau gris, il la fixait sans faillir à travers une fenêtre au verre brisé. Lorelei riva son attention sur lui, n'écoutant plus la conversation entre l'expert et le policier. Sa respiration stagna dans l'air et elle entendit un chuchotement au creux de son oreille. Ce même son mélodieux qu'elle entendait à chaque enquête. Une chanson qui la poussait inlassablement vers les délinquants et les criminels. Yeux dans les yeux, il fredonnait son air sinistre. Et cela suffit à convaincre la Procureure.

— Je m'occupe des témoins, affirma-t-elle en se retournant vers les deux hommes. Ils viendront par la suite au poste de police pour une déposition s'ils détiennent des informations utiles à l'enquête. J'aimerais aussi un dossier sur Monsieur Bremond, plus complet que celui-ci que j'ai déjà ; hormis son casier judiciaire, il me faut tout savoir sur lui jusqu'à la moindre habitude stupide. Compris ? 

L'expert haussa les sourcils à son ton autoritaire prononcé d'une voix si rauque qu'elle résonnait encore dans sa tête ; le policier lui sourit et l'observa quitter le couloir. Lorelei avait pris sa décision et elle pensait déjà à l'enquête, quand brutalement...elle heurta son épaule à un objet en mouvement non-identifié qui avait foncé sur elle. La brune glissa en arrière en retenant un cri de surprise. Heureusement que deux bras encerclèrent sa taille et l'empêcha de s'étaler de tout son long parmi les décombres. 

— T-Tiens donc, Madame la sirène ! 

Puisque ses paupières s'étaient fermées en imaginant la chute honteuse, la femme cligna plusieurs fois des yeux avant de les relever et de distinguer une silhouette singulière. Penchée et maintenue par la simple force de ces bras, elle croisa deux iris d'un vert injustement sublime. 

— Le Monsieur du couloir ? 

Ledit nommé pouffa et il la redressa rapidement, la gardant dans ses bras un moment afin de s'assurer qu'elle ne trébucherait pas. Elle le jaugeait d'une mine étrange, se demandant ce que fichait cet inconnu sur un lieu d'incendie, et il lui adressa un immense sourire en la voyant aussi perplexe. L'homme s'écarta très légèrement et lui présenta sa main amicale.

— Je n'apprécie pas trop Le Monsieur du couloir. Pourquoi ne m'appelleriez-vous pas David ?

— Ce serait mieux, en effet, souffla-t-elle en esquissant un discret sourire. Bien que la sirène ne me dérange pas vraiment, je préférerais Madame Zauberin. Puis-je vous interroger sur votre présence ici ? 

— Eh bien..., peut-être vous ai-je suivi ! ricana-t-il, avant de se racler la gorge, gêné. Une femme telle que vous... Les hommes vous pourchasseraient aux confins de l'univers. En avez-vous au moins conscience ? 

— Vous me jugez trop vite et sans me connaître ! rétorqua la brune, narquoise. Mon...petit côté sirène ne vous déplaît pas, je l'ai bien compris, mais je crains d'être une femme absolument insupportable, pleine de manie et sans trop de temps à m'accorder ! Ce serait bête de me talonner et me rejoindre à la fin de l'univers pour découvrir tardivement que mon caractère vous horripile à un tel point qu'il vous serait impossible de me tolérer une seconde de plus... Comment réagiriez-vous, dans ce cas ? 

— Je vous embrasserais.

Elle ne s'attendait sûrement pas à cette réponse et ses lèvres s'entrouvrirent sans se refermer, ni dire un mot. Décontenancée, elle le dévisagea sans retenue. Ce David semblait totalement sincère et ne cilla pas le moins du monde. Au contraire, son sourire s'agrandit et toucha presque ses yeux envoûtants. Il se rapprocha et enroula derechef ses doigts délicats autour de ses bras ; Lorelei ne l'arrêta pas, curieuse d'entendre la suite. Finalement, il se fendit d'un rictus niais et gloussa :

— Si je décide de vous rejoindre au dernier souffle de l'univers, alors je dois bien avoir une raison. Qu'importe que vous soyez belle ou laide, intérieurement ou extérieurement, tant que vous me plaisez. Nous ne sommes pas toujours attirer par le physique, vous savez ! Et quand je dis nous, je parle des hommes, bien sûr ! A partir d'un certain âge, nous savons combien il est important de ne pas se fier qu'à la devanture, si je puis le formuler ainsi. Je vous embrasserais donc pour vous prouver ma conviction !

Il affichait un air si innocent et simplet, mais ses paroles étaient honnêtes, réfléchies et sérieuses.

— Quelle conviction ? s'enquit-elle d'une toute petite voix.

— Personne n'est mauvais. Chacun justifie sa malveillance. L'humain doit trouver une personne capable de l'apaiser. Vous aussi. 

Elle n'avait pas du tout compris, mais Lorelei se sentit différente quand il la relâcha.

Lui qui veille sur elleOù les histoires vivent. Découvrez maintenant