Et naturellement il posa ses deux paumes chaudes sur ses épaules froides et humides. Alexander lui sourit, derrière elle, à travers le miroir embué de la salle de bain. Lorelei passa une main sur la surface réfléchissante et elle la nettoya rapidement. Elle put voir ce sourire et y répondre. 

— Je pensais que tu ne sortirais plus de cette pièce, railla-t-il. Je t'attends depuis une demi-heure déjà, tu n'es pas aussi longue d'habitude. Qu'est-ce que tu fabriquais ici ? 

— Rien qui ne regarde un homme ! chantonna-t-elle de sa voix calme et douce.

— Laisse-moi deviner ; tu rêvassais à propos de ce charmant avocat que nous avons croisé tout à l'heure. N'est-ce pas ? Ne crois pas que je n'ai pas remarqué tes joues rougies et ton sourire béat, je te connais !

— Pas autant que tu le prétends ! rabroua Lorelei, souriant délicatement. Mes joues ont rougi d'exaspération et tu t'es trompé sur mon sourire, il s'agissait d'un rictus sarcastique. Dois-je te remémorer la façon dont il défendait son client ? J'hésite entre l'aberration ou le pittoresque !

Alexander haussa les sourcils, surpris de ses mots. Rares étaient les occasions où elle critiquait ainsi un avocat, ou un être humain en général. D'habitude, elle gardait tout en elle. Surtout que Lorelei n'éprouvait pas souvent le besoin d'épiloguer sur les talents de ses confrères. En tant que Procureure, cela l'arrangeait bien qu'un avocat soit incapable de défendre son criminel de client. Il était vrai cependant que l'homme de cet après-midi n'avait démontré aucune conviction et qu'il avait pratiquement condamné l'accusé. Même le juge semblait abasourdi. Il envisageait même de l'acquitter ; car, pour fournir si peu de contre-arguments et réfuter si peu de preuves, il devait être sûr de son innocence. Non ? 

— Tu remporteras ce procès et la crapule terminera en prison, résuma Alexander sur un ton rieur. Quoi de mieux ? Mais bon, j'en viendrais presque à plaindre l'accusé !

— Moi aussi, soupira-t-elle. Moi aussi. Bref, tu peux repartir maintenant.

— Eh bien, je n'ai toujours pas obtenu la réponse à ma question ! accusa-t-il.

— Pourtant, il ne me parait pas avoir entendu une quelconque question de ta part.

— A quoi pensais-tu pour rester si longtemps dans la salle de bain ? demanda-t-il, clairement. Encore au procès ? Ou à l'enquête en cours ? Pour un moment, pour un quart d'heure minimum, pour le temps de ta douche, il faudrait vraiment que tu cesses de ressasser tout ce que tu as à l'esprit et que tu te reposes un peu. Tu sais, dans la vie, il est bon d'apaiser ses réflexions, de ne penser à rien. 

— Ne penser à rien ? répéta Lorelei, les sourcils froncés. Pas mon genre ! 

Elle se pencha sur l'étagère où étaient étalés ses produits de cosmétique. Elle n'en achetait pas beaucoup, mais elle aimait bien les utiliser. Quand elle dessinait ses lèvres d'une couleur discrète, elle se sentait embellie ; quand elle appliquait ce mince trait d'eye-liner et la fine couche de mascara, elle appréciait le regard des passants et de ses proches sur elle. Ils l'interrogeaient sur les marques et les magasins, et elle appréciait avoir l'attention autrement qu'en prononçant ses réquisitoires. Lorelei saisit une crème hydratante et s'apprêta à l'ouvrir, mais Alexander la lui prit des mains et la rangea aussitôt, faisant la moue. 

— Honnêtement, je ne comprends pas que tu te mettes ces substances chimiques sur le visage.

Il l'enlaça. Les manches de sa veste s'enroulèrent autour de la base de sa nuque, juste à la naissance de sa poitrine. Elle ne s'outrait plus de ces contacts, habituée. Puis son menton s'appuya sur une épaule. Ils se fixaient grâce au miroir. Leurs deux reflets se mélangeaient dans une harmonie totale. Comme si Lorelei ne se différenciait plus d'Alexander, toujours ensemble dans un tableau parfaitement équilibré. 

— Je fais ce que je veux, lui chuchota-t-elle en reprenant la crème. D'ailleurs, j'espère que tu t'es ennuyé en m'attendant au point de cuisiner. 

— Est-ce que tu le mérites ? A l'avenir, sois une gentille fille et arrête de penser encore et encore jusqu'à t'endormir sous la douche. D'accord ?

— Premièrement, je ne me suis pas endormie sous la douche, je réfléchissais à ce couple et au témoignage de la femme. Elle affirme que son mari l'a battu la veille de sa déposition. Toutefois, je n'ai vu ni hématomes, ni une autre blessure qui prouverait ses dires. De plus, j'ai interrogé le concierge de son immeuble, sa voisine et leurs amis. Ils se disputent régulièrement, mais son époux n'élève jamais la voix. Tout son voisinage l'entend seulement elle. Et il ne la frappe jamais, qu'importent les situations. Le soir où il l'aurait agressé physiquement, elle est sortie fumer en bas et d'après le concierge et sa voisine qu'elle a rencontrés sur le chemin, elle se portait à merveille. Je crois qu'elle panique à cause de la garde de leur enfant. Ils sont en plein divorce et elle sait qu'elle perdra leur fils pendant le procès. Elle essaie désespérément de faire plonger son mari.

— Que vas-tu faire, dans ce cas ? s'enquit-il, lui souriant.

— Exiger une totale relaxe pour le mari et le juge aux affaires familiales s'occupera du reste. 

Il opina du chef. A sa majorité, elle avait étudié toute seule chez elle, durant une année interminable comme une forcenée, afin de rattraper les bases du lycée qu'elle ne possédait pas ; ensuite, elle avait intégré une faculté avec des connaissances déjà bien approfondies et elle avait validé son master en droit avec brio ; finalement, elle avait passé le concours pour l'Ecole nationale de la magistrature sans peine ; deux ans et quelques mois plus tard, elle terminait sa formation et devenait la Procureure douée d'aujourd'hui. Au fil de ses études et au début de leur cohabitation, Alexander ne cherchait même pas à comprendre tous les termes compliqués de son métier, mais il s'habituait peu à peu. Certains soirs, ils s'asseyaient sur le canapé et débattaient sur une affaire. Grâce à son regard indécis et neuf, Lorelei parvenait à en tirer des évidences et elle le remerciait à chaque fois d'un immense sourire. 

— Le repas refroidit, je me charge de le réchauffer et, toi, finis de t'habiller ; tu tomberas malade à force de te tenir en serviette. Pourquoi ne pas avoir mis le chauffage ? 

Il soupira et elle le regarda faire avec ses yeux luisants d'amusement. Alexander se dépêcha d'allumer le chauffage et de frotter ses épaules de ses mains bouillantes. Il lui arrivait constamment de se comporter comme un père avec elle, cela ne l'incommodait pas. Au contraire ! Lorelei détestait par-dessus tout être chouchoutée, sauf par lui. 

Lui qui veille sur elleOù les histoires vivent. Découvrez maintenant