VII

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— Oh ? Ne serait-ce pas notre chère Lorelei ? brailla une voix suffisamment horripilante pour que des gens se retournent et la fixent avec sévérité. Tu as pu te libérer finalement, je suis contente !

La bouille charmante de Nathalie, secrétaire attitrée de Lorelei, lui adressa un colossal sourire que la Procureure lui rendit timidement. Serrant la lanière de son sac en cuir bleu nuit, elle rejoignit la table où des femmes avaient déjà commandé quelques verres. Elle rangea sa chevelure de jais derrière ses fines oreilles et rajusta la jupe de son tailleur pour s'asseoir avec elles. 

— Je ne manquerais pas l'anniversaire de ma fidèle acolyte ! rétorqua Lorelei.

Mais le rictus qui se voulait être un sourire se transforma peu à peu en une grimace maladroite. Sans Alexander, la grande brune perdait toute notion de sociabilité. Nue et proie des personnes qui l'entouraient, elle ne se sentait clairement pas à son aise. En particulier dans un bar, la nuit, en compagnie des secrétaires du tribunal qui avaient décidées de s'habiller en tenues quelque peu légères à son goût. Décolletées, robes courtes, hauts talons, elles attiraient tous les regards sur elles ! Ce qui lui déplaisait atrocement, puisqu'elle se retrouvait au milieu de ce groupe enchaînant les variétés de vins. 

— Quand je t'ai quitté en fin d'après-midi, il te restait pas mal de travail ! rappela Nathalie. Te connaissant, tu as bossé les dossiers de long en large, avant de te précipiter ici à la va-vite ! Laisse-moi même supposer que tu avais oublié !

— Tu fêtes tes quarante-ans, je me devais d'être là, répondit simplement Lorelei.

— Madame ? l'interpella un serveur. Désirez-vous consommer quelque chose ? 

— Un mec aussi sexy que toi ! s'exclama une des secrétaires. 

— Un diabolo menthe, s'il vous plaît, et des cacahuètes.

— C'est tout ? grogna Nathalie, faisant voler ses cheveux rouquins sur ses épaules en signe de désapprobation. Je ne te comprends pas ! Il me semble que ton preux chevalier, A.K.A Alexandre je-sais-plus-quoi, te reconduit tous les soirs. Non ? Dans ce cas, pourquoi tu n'en profites pas pour te bourrer la gueule ? Histoire de relâcher la pression !

— Alexander...

Son soupir s'évanouit dans l'air, alors qu'elle pivota sur elle-même en cherchant machinalement ledit chevalier. Elle espérait secrètement le voir dans le bar, qu'il apparaisse dans un recoin sombre là où les secrétaires ne l'apercevraient, mais là où elle pourrait se tourner dans les moments de fatigue ou de gêne. Elle voulait être surprise par son sourire éblouissant et que son cœur palpite au son de son rire lointain. Il le faisait tout le temps. Il ne la quittait jamais et se tenait constamment dans son dos, à l'endroit où il pourrait la sauver de son ennui ou d'un sale type.

Pourtant, il n'était pas là. Ce soir, Alexander n'était pas dans le bar. Et elle ne retint pas sa déception. Son sourire — faux de nature — s'effaça et ses orbes gris perle s'assombrirent jusqu'à tendre vers l'acier. Lorelei revint aux secrétaires qui attendaient une réponse ; elle leur sourit de la manière la plus hypocrite et expliqua d'une voix qu'elle tenta enjouée :

— Premièrement, il s'appelle Alexander Drukhän ; deuxièmement, il conduit ma voiture uniquement les soirs où je suis exténuée et lui donne mon accord. Sinon il ne la touche pas ! Il serait capable de se prendre un fossé ou un poteau. 

— Tu parles toujours de ton Alexandre, mais personne ne le voit jamais ! nota une des secrétaires, bien pompette. 

— Vrai ! acquiesça une autre, avachie sur la table, verre en main. Est-ce qu'il est réel, au moins ? Parce qu'un type comme lui, ça n'existe pas ! Lorelei, es-tu certaine de ne pas vivre avec un fantôme ? 

— Ou un ami imaginaire ! Tu sais, ce n'est pas grave si...

— Qu'elles sont drôles ! rit nerveusement Nathalie. Vraiment marrant, les filles, mais taisez-vous maintenant, hein

Elle n'ajouta rien et lança un regard insistant aux secrétaires pour qu'elles tiennent leurs langues. Lorelei arbora un discret sourire en coin. En réalité, elle se doutait pertinemment de ce qu'elles pensaient. Elle ne leur en voulait pas. Après tout, elles n'avaient pas totalement tort ! Alexander la suivait partout, même au tribunal, mais nul ne connaissait son identité. Quand elle travaillait, il n'entrait pas dans son bureau ou il patientait sagement que Nathalie parte aux toilettes pour se montrer et lui apporter une bouteille d'eau fraîche ou un café selon ses besoins ; pendant les procès, il ne pipait mot et intervenait seulement en cas de forces majeures ; en dehors, il la protégeait de loin sans piétiner sa maigre vie privée ; autrement, les gens ne le remarquaient pas. Comme son ombre. 

— Figurez-vous que ma propre cousine me croit folle et prétend que je m'invente de belles histoires.

— Lore', oublie ce qu'elles viennent de dire ! chouina Nathalie.

— Mais, avoue que sa situation est suspecte ! trancha la secrétaire éméchée. Elle vit littéralement avec son ange gardien !

— Les anges gardiens n'existent pas ! se réveilla une femme à moitié assoupie sur sa chaise. Je le sais, puisque...puisque tous les hommes sont des...des...

— Vaut mieux qu'elle ne finisse jamais sa phrase, soupira la rousse. Bon, Lorelei, ne te tracasse pas à cause de leurs bêtises. Elles ne maîtrisent plus leur corps, et encore moins leurs mots !

— Non, non ! Tout va bien, Nat' ! ricana amèrement la Procureure. Qui admettrait la cohérence de ma fable onirique ? Un homme qui est arrivé dans ma vie sans que je ne m'en souvienne, qui était présent aux pires instants, quand je pleurais tous les soirs et qui m'apportait des dizaines de paquets de mouchoirs. Un homme qui me prenait par les épaules et me déposait un baiser sur le front, et qui ne m'enlaçait pas car nous ne nous connaissions pas au début. Un homme qui ne me brusquait pas, qui me soutenait et me tirait vers l'avant. Un homme qui remplaçait mon père et ma mère, deux en un ! Il jouait aussi au grand frère et à l'oncle dérangeant mais qu'on apprécie tout de même ! Parfois, il me racontait des anecdotes provenant des anciens temps à la façon chaleureuse et réconfortante des grands-parents... Qui admettrait qu'un homme pareil est réel ? 

Voilà en quoi résidait le véritable problème pour Lorelei.

Lui qui veille sur elleOù les histoires vivent. Découvrez maintenant