Dans le hall de l'hôtel, Alexander avait facilement dégoté une activité pour ne pas se languir. Les bruits autour de lui le submergeaient ; les klaxons dehors, les roues sur la route, les vendeurs qui hurlaient derrière leur stand du marché d'en face, les sonneries de l'hôtel, les chaussures sur le bois qui craquait par endroit, les conversations des personnes inintéressantes qui piaillaient dans ses oreilles délicates, les froissements des pantalons, les éternuements, les toux, les soupirs un peu trop forts, les torses qui se soulevaient. Il percevait tout, englouti par toutes les sonorités. Autrefois, elles l'incommodaient et il s'énervait tout le temps, quand il s'en lassait. Il piquait des crises et préférait embrasser des laiderons tant qu'elles se taisaient enfin. Aujourd'hui, il appréciait la mélodie tapageuse de l'humain.
Puis, tout disparut.
Les talons d'une dizaine de centimètres qui claquaient douloureusement le sol en cadence, le son d'une robe qui se plissait à chaque pas, le balancement des bras de part et d'autre d'un corps, l'air qui s'engouffrait dans des cheveux souples, une respiration doucereuse, et la résonance d'un sourire.
— Je ne cache pas ma déception. Le diablement inhumain Alexander Drukhän s'enivre d'un monde qui lui était interdit jadis ! Alexander, j'ignorais que tu adorais les mortels ; pour être honnête avec toi, il me semblait que tu les méprisais du plus profond de ton cœur vidé de tout. A croire que tu t'intègres mieux que nous le présumions, là-haut... En tout cas, ces lunettes ne te vont pas au teint pour information.
Alexander prit un certain temps avant de réagir. Les orbes vissés sur elle, il la regarda comme au premier jour. Une femme ridiculement petite qui trônait sur ses talons dans le but évident de s'agrandir. Elle portait toujours des tenues hautes en couleurs saturées. Cette robe-ci collait parfaitement à son style ; à manches courtes et en mousseline, elle était parsemée de taches bleu nuancé, de vert et de noir, et elle coulait le long de son corps frêle jusqu'à ses fines chevilles. Elle s'ornait systématiquement de bijoux luxueux. Cette fois, elle avait opté pour des boucles d'oreilles pendantes en diamant pur, un collier assorti qui tombait sur sa douce poitrine et sa bague qu'elle n'ôtait jamais. Pour une raison inconnue, elle ne se séparait sous aucun prétexte de cette monture en or surmontée d'un grenat serti et taillé en ovale, symbole de constance et de loyauté.
— Ah ! Je lis dans le regard de notre cher Alexander une certaine perplexité ! rit-elle. Pourquoi ? Serait-ce à cause de ma présence inattendue ici ? Ou tu te souviens de notre dernière rencontre ? Dois-je te le remémorer ? Celle où j'errais dans ta chambre en nuisette à dentelles, où j'avais outrepassé mon trac et enterré mon amour propre afin de t'offrir mont et merveilles...pour accueillir finalement ton amante ! Quelle situation ! gloussa-t-elle, sous son air béat. Tu étais si cocasse avec ta mignonne mine penaude ! J'étais sur le point de proposer une aventure à trois, mais cela ne convenait apparemment pas à l'autre idiote ! Toi, en revanche, je suis persuadée que tu aurais accepté sans hésitation !
A cet instant, Alexander se réveilla et fit une constatation horrifique. Cette femme prononçait ces mots à voix haute en plein milieu d'un hall d'hôtel. Et parce qu'elle s'était arrêtée à quelques mètres de lui, elle parlait très fort. Vraiment très fort. Tous les clients et passants s'étaient paralysés à son discours et les jugeaient tour à tour.
— Nous pouvons encore rattraper le temps perdu ! souffla-t-elle. Tu sais... Profitez de notre infinie jeunesse et expérimentez deux ou trois fantasmes, nous deux ou...à plusieurs !
Les yeux désormais exorbités, il se précipita sur elle, lui attrapa son maigre bras nu et osseux, puis il la tira à sa suite. Loin des commérages. Alexander la conduisit au croisement du restaurant de l'hôtel et d'un escalier en colimaçon où personne n'osait s'aventurer à cette heure.
— Tu n'as pas changé ! pouffa-t-il, toujours pris par l'étonnement. Franche, authentique et grande gueule. Lila Loch, je ne réussis même pas à t'en vouloir !
— Merci pour ces fantastiques compliments, minauda-t-elle, près de son visage. Je note donc que tu m'aimes toujours autant.
— J'aime ta façon de me parler, corrigea-t-il.
— J'imagine aisément l'effet que mes paroles produisent sur toi !
Il disait vrai : elle n'avait pas changé d'un trait. Éternellement jeune et belle, une créature sans pareille qui dévastait les âmes à sa guise. Aussi impossible que ce soit, cette femme n'était autre qu'un ange. Pas n'importe lequel ! Elle voguait entre les mondes et veillait à ce que les bons mots se répandent. Parfois, elle décrochait, s'écartait de sa tâche divine et aimait vagabonder ci et là. Elle ne manquait jamais de retourner auprès de son Alexander préféré pour quelques paroles enchanteresses ; par la suite, elle se réengageait dans sa vie morne, pieuse et silencieuse.
Sa chevelure était encore plus sombre que celle de Lorelei ; plus ténébreuse que les ténèbres, plus noire que la noirceur. Sa peau luisait de blancheur, pale comme la mort. Ses lèvres contrastaient violemment, rouge écarlate à la sainte odeur de cerise. Elle ne jouissait pas de courbes exceptionnelles, ni de poitrine attirante, mais elle reflétait une candeur si puissante qu'elle ensorcelait les plus avertis. Alexander ne savait pas si elle était démoniaque ou angélique. Peut-être un peu des deux.
— Je me répète, très cher, mais ses lunettes ne te vont pas du tout !
Sa bouche s'étira et elle s'approcha à l'allure d'un félin, roulant des hanches d'une façon incroyablement dangereuse. Ses doigts chétifs s'enroulèrent autour des branches desdites lunettes et elle les lui enleva lentement, ancrant leurs regards l'un dans l'autre.
— La couleur rose casse ton image, figure-toi. Néanmoins, je ne critique pas tes goûts. Si tu te sens bien dans cette adorable paire digne d'une poupée, fais-toi plaisir !
Il tiqua brusquement et jeta un coup d'œil aux lunettes. Il n'avait pas remarqué leur couleur. Tantôt, en marchant auprès de Lorelei, une mamie avait insisté pour les lui mettre sur le nez. Il n'avait pas refusé par manque d'intérêt. S'il avait su que Lila Loch venait à lui !
— J'espère que mon image ne s'est pas effritée dans ton esprit, ma chère, car je suis toujours le même...avec les mêmes compétences, susurra-t-il.
— Viens avec moi, exigea-t-elle, audacieuse.
— Non.
Les mains du brun ondulèrent sur ses hanches et malgré sa déception à sa réponse froide, elle sourit chaudement à ce geste bien osé. Après l'avoir quitté, abandonné et ignoré pendant des années — plus d'une décennie si elle comptait bien —, il l'obligea à reculer jusqu'à ce que son dos glisse sur le béton et que ses lèvres s'approchent des siennes. Complètement focalisée sur leurs souffles entremêlés, Alexander oublia intégralement sa protégée. Ils allaient s'embrasser et elle l'aurait satisfait en dépit de sa négligence à son égard, mais elle voulut retenter sa requête :
— Viens avec moi. Rentrons, mon cher.
— Non.
— A cause de ton humaine ? cingla-t-elle, brutalement. Lorelei, n'est-ce pas ? Je la maudis pour t'avoir arraché aux cieux, et à moi.
Et Alexander se souvint de l'existence de Lorelei.
Et il ressentit l'urgence étouffante de revenir à ses côtés.
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Lui qui veille sur elle
FantastiqueQui ne rêve pas qu'un homme fort, beau et dévoué veille sur soi, à tout instant ? Pour Lorelei, il s'agit bel et bien d'un rêve éveillé. Depuis ses dix-huit ans, à son retour d'un coma, un homme la suit et la protège. Après plus d'une décennie ave...